2 juillet 2025Calcul en cours...

La Cour suprême confirme que la justification est un élément essentiel du processus décisionnel administratif

Depuis l’arrêt Canada c. Vavilov1 rendu en 2019 par la Cour suprême du Canada, il existe une présomption en droit administratif canadien selon laquelle la norme de contrôle applicable aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable. Même si les cours de révision doivent faire preuve de déférence envers les décideurs, l’arrêt Pepa c. Canada2 démontre une tendance continue des tribunaux à exiger que les décideurs justifient convenablement leurs décisions.

Ce que vous devez savoir

  • La norme de la décision raisonnable n’est pas un laissez-passer : Dans notre récent bulletin sur la décision Toth c. Canada de la Cour d’appel fédérale, nous avons traité de l’importance de la cohérence et de la justification dans le processus décisionnel administratif. L’affaire Pepa réaffirme que la norme de contrôle de la décision raisonnable n’est pas un laissez-passer : les décideurs doivent démontrer que leurs décisions sont conformes aux contraintes juridiques et factuelles applicables. La décision dans l’affaire Pepa était déraisonnable parce que le décideur n’a pas justifié : i) pourquoi les précédents sur lesquels la décision se fondait s’appliquaient dans les circonstances; ii) son interprétation législative au regard du texte, du contexte et de l’objet de la disposition en question; iii) pourquoi son interprétation reflétait le mieux l’intention du législateur malgré les conséquences de la décision sur l’appelante.
  • Le décideur qui se fonde sur des précédents doit justifier pourquoi : Bien que la jurisprudence puisse servir à circonscrire l’éventail des décisions raisonnables, les décideurs doivent expliquer pourquoi ils se sont fondés sur des précédents. Qu’un décideur s’écarte des pratiques antérieures ou qu’il se fonde sur des précédents pour justifier sa décision, il doit expliquer comment et pourquoi il est parvenu à sa décision à la lumière de la jurisprudence.
  • Les conséquences graves doivent être prises en compte : Les motifs d’un décideur doivent démontrer que celui-ci a pris en considération les conséquences de sa décision et a déterminé si ces conséquences étaient justifiées au regard des faits, du droit et de l’intention du Parlement, en particulier si elles sont importantes pour la personne concernée.
  • Il n’y a peut-être qu’une seule décision raisonnable : En matière d’interprétation législative, il peut devenir évident qu’il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition en cause. L’arrêt Pepa nous enseigne que, dans un tel cas, la cour de révision peut décider elle-même de cette interprétation plutôt que de renvoyer l’affaire au décideur administratif (ce qui se passe habituellement en cas d’annulation d’une décision).

Contexte : l’appel de Mme Pepa en matière d’immigration

Cette affaire porte sur un appel interjeté par Mme Dorinela Pepa à l’égard d’une mesure de renvoi prise contre elle à son arrivée au Canada. Mme Pepa avait obtenu un visa de résident permanent pour entrer au Canada en tant que personne à charge accompagnant son père. Toutefois, à son arrivée, elle a informé l’agent d’immigration qu’elle s’était récemment mariée (ce que son père ignorait). En raison de ce changement dans son état matrimonial, elle a été admise en vue de subir un contrôle complémentaire, puis son dossier été renvoyé pour enquête à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Toutefois, au moment où l’enquête a commencé, le visa de résident permanent de Mme Pepa avait expiré. À l’issue de l’enquête, la Commission a pris une mesure de renvoi contre Mme Pepa, lui interdisant d’entrer au Canada – où vit maintenant sa famille – pendant cinq ans.

Mme Pepa a interjeté appel en vertu du paragraphe 63(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Cette disposition confère un droit d’appel d’une mesure de renvoi au « titulaire d’un visa de résident permanent ». La question était celle de savoir le moment où une personne doit être titulaire du visa pour avoir un droit d’appel. La Section d’appel de l’immigration (SAI) a conclu qu’un visa valide était requis au moment où la mesure de renvoi avait été prise. Puisque le visa de Mme Pepa avait expiré à ce moment-là, la SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel. Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux conclu que cette décision était raisonnable.

Cour suprême : la décision n’était pas justifiée et était déraisonnable

À une majorité de 7 contre 2, la Cour suprême accueille le pourvoi de Mme Pepa et annule la décision de la SAI, réaffirmant l’importance de la justification dans les décisions administratives depuis Vavilov. Selon cet arrêt, une décision raisonnable est une décision qui est intrinsèquement cohérente (c’est-à-dire qui « se tient ») et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. En l’espèce, les juges majoritaires concluent que la décision de la SAI souffre de trois défauts importants en matière de justification.

Premièrement, la SAI n’a pas expliqué pourquoi elle s’est appuyée sur des précédents qui se distinguaient de l’affaire dont elle était saisie. La Cour confirme que, bien que les décideurs administratifs ne soient pas tenus d’appliquer la jurisprudence de la même manière que les tribunaux pour que leurs décisions soient raisonnables, les précédents peuvent circonscrire l’éventail des décisions raisonnables que le décideur peut prendre. Toutefois, les affaires invoquées doivent être « pertinentes, porter sur le sujet en cause et aider à répondre à la question qui se pose »3. En l’espèce, les précédents sur lesquels la SAI s’est fondée étaient inapplicables, soit parce qu’ils visaient une disposition législative désuète, soit parce qu’ils portaient sur des faits différents. La SAI n’a pas expliqué pourquoi ces affaires étaient tout de même pertinentes pour l’interprétation du paragraphe 63(2) dans le contexte de l’appel de Mme Pepa.

Deuxièmement, la décision de la SAI n’était pas justifiée au regard des principes applicables en matière d’interprétation législative. La Cour explique qu’un décideur administratif n’est pas tenu de procéder à une analyse d’interprétation législative complète dans tous les cas, mais que sa décision doit être justifiée au regard du texte, du contexte et de l’objet de la loi. En l’espèce, la SAI n’a pas procédé à une telle analyse. De plus, l’interprétation proposée par la SAI donnait un résultat absurde : une personne pourrait perdre son droit d’appel avant même que la mesure de renvoi faisant l’objet de l’appel ne soit prise, simplement en raison du temps nécessaire pour qu’une affaire progresse dans le système. En outre, la date d’expiration du visa (et donc la date à laquelle le droit d’appel prenait fin) était arbitrairement liée à la date d’expiration des documents le sous-tendant (le passeport ou les documents médicaux). La SAI devait expliquer comment son interprétation et le résultat qui en découle étaient conformes au texte, au contexte et à l’objet de la loi.

Troisièmement, la SAI n’a pas justifié sa décision en tenant compte des répercussions personnelles sur Mme Pepa. Si une décision entraîne des conséquences particulièrement graves pour une personne, le décideur a le fardeau plus lourd d’expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur. Dans cette affaire, Mme Pepa serait séparée de sa famille pendant au moins cinq ans. La SAI n’a pas suffisamment pris en considération cette conséquence et n’a pas déterminé si celle-ci était justifiée et reflétait le mieux l’intention du Parlement.

Les juges Côté et O’Bonsawin, dissidentes, auraient conclu que la décision de la SAI était raisonnable. Selon elles, la SAI a appliqué de manière appropriée des précédents instructifs, dont certains aspects demeuraient pertinents pour l’interprétation du paragraphe 63(2) malgré les changements apportés au régime législatif applicable. La décision de la SAI était également conforme à ses propres décisions antérieures et « au principe le plus fondamental du droit de l’immigration » voulant que « les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada »4.

Réparation : une seule interprétation raisonnable

Lorsqu’une décision est jugée déraisonnable, la cour de révision renvoie généralement l’affaire au décideur afin qu’il puisse réexaminer sa décision à la lumière des motifs donnés par la cour. Toutefois, s’il devient évident qu’il n’existe qu’une seule conclusion raisonnable, la cour de révision peut prendre la décision finale plutôt que de renvoyer l’affaire inutilement.

C’est l’approche qu’adoptent les juges majoritaires dans l’arrêt Pepa : ils concluent qu’il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable du paragraphe 63(2) et que cette interprétation donne à la SAI la compétence pour instruire l’appel de Mme Pepa. La Cour renvoie donc l’affaire à la SAI pour qu’elle statue sur le fond.

Le juge Rowe est en désaccord avec les juges majoritaires en ce qui concerne la réparation à accorder. Selon lui, la question de la compétence de la SAI sur l’appel de Mme Pepa devrait être renvoyée avec des indications à la SAI pour réexamen. Sinon, les tribunaux risquent de glisser dans une forme de contrôle « déguisé » selon la norme de la décision correcte et de faire plus de mal que de bien. Comme il l’explique : « [s]i notre Cour interprète elle‑même la disposition en question, il pourrait bien en découler des conséquences pour le régime législatif que nous ne sommes pas en mesure de prévoir, mais que la SAI pourrait plus facilement appréhender »5. Les juges Côté et O’Bonsawin sont d’accord.

Conséquences

Dans l’arrêt Pepa, la Cour suprême réaffirme que le fardeau de la justification pesant sur les décideurs administratifs est considérable. Même lorsqu’un décideur interprète sa loi constitutive (un domaine dans lequel il est généralement considéré comme un expert), sa décision doit être suffisamment justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables pour passer le contrôle selon la norme de la décision raisonnable.


  1. Pepa, par. 64.
  2. Pepa, par. 154.
  3. Pepa, par. 152.

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