4 juin 2025Calcul en cours...

La Cour suprême conclut que l’exclusivité des compétences demeure une doctrine constitutionnelle essentielle

Bien que la Loi constitutionnelle de 1867 confère des chefs de compétence exclusifs aux gouvernements fédéral et provinciaux, en pratique, on constate qu’il y a des chevauchements dans les types d’activités que les différents ordres de gouvernement peuvent réglementer. Mais les chevauchements ne sont pas tous permis. L’exclusivité des compétences, une doctrine constitutionnelle fondamentale, évite que les lois d’un gouvernement entravent le contenu essentiel des compétences législatives d’un autre gouvernement. En 2007, la Cour suprême du Canada avait indiqué que cette doctrine devait être appliquée avec retenue. Des décisions plus récentes ont cependant confirmé qu’elle demeure un outil important et solide quand les circonstances l’exigent. Dans la décision Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général)1, la Cour suprême a confirmé cette tendance en insistant sur le fait que l’exclusivité des compétences conserve toute son importance. Elle a aussi précisé que cette doctrine pourrait être appliquée avec plus de souplesse à l’avenir.

Ce que vous devez savoir

  • L’exclusivité des compétences demeure un principe constitutionnel fondamental. Si selon certains commentateurs, la doctrine de l’exclusivité des compétences semblait perdre de son importance, Opsis confirme au contraire qu’elle n’est pas près de disparaître. Malgré les recommandations passées, la Cour a employé une approche souple et a souligné que cette doctrine « continue de jouer un rôle essentiel en matière de fédéralisme ».
  • Aucune exigence en matière de jurisprudence. En 2007, la Cour suprême avait laissé entendre que la portée de l’exclusivité des compétences était généralement limitée aux situations déjà traitées par les tribunaux. Mais dans Opsis, la Cour a précisé que le fait que la jurisprudence n’ait jamais reconnu le contenu essentiel d’une compétence « n’est pas déterminant », et que la doctrine pourrait s’appliquer à de nouveaux chefs de compétence.
  • L’examen de l’exclusivité des compétences peut être entrepris avant celui de la prépondérance. Revenant sur ses recommandations précédentes, la Cour a soutenu que dans les affaires liées au fédéralisme, l’examen de l’exclusivité des compétences peut être entrepris avant celui de la prépondérance (qui traite de ce qui se passe lorsque différents ordres de gouvernement réglementent le même comportement de différentes manières).
  • Les effets de la loi litigieuse sont importants, même s’ils ne se sont pas matérialisés. L’exclusivité des compétences s’applique lorsqu’une loi provinciale entrave le contenu essentiel d’une compétence fédérale exclusive (ou vice-versa). Pour évaluer si c’est le cas, les tribunaux peuvent et doivent tenir compte des effets potentiels de la loi. Il est donc inutile d’adopter une attitude « attentiste », c’est-à-dire d’attendre de voir si ces effets se matérialisent.
  • L’exclusivité des compétences s’applique-t-elle aux compétences provinciales? À ce jour, toutes les affaires portant sur l’exclusivité des compétences visent à déterminer si le droit provincial s’applique aux entités et entreprises sous réglementation fédérale. Mais les termes utilisés par la Cour dans Opsis laissent à penser que, si les faits le justifient, la doctrine pourrait être utilisée pour rendre le droit fédéral inapplicable aux entités et entreprises sous réglementation provinciale. Il est très probable que cela se produise dans le contexte de l’article 92A, qui confère aux provinces la compétence exclusive en ce qui concerne les ressources naturelles non renouvelables et la production d’électricité.

Contexte

L’affaire Opsis portait sur deux appels des tribunaux québécois. Le premier concernait Opsis Services aéroportuaires inc., une entreprise qui offre et gère différents services de sécurité à l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau de Montréal, et l’autre était en lien avec Services maritimes Québec inc. (SMQ), une entreprise qui mène des activités de chargement sur des navires transatlantiques à partir d’un port situé à La Malbaie, au Québec.

Les deux entreprises ont été accusées d’avoir enfreint la Loi sur la sécurité privée (LSP), une loi du Québec qui soumet les services de sécurité privée à un régime de permis. Opsis, SMQ et M. Fillion n’ont pas contesté avoir enfreint la LSP, mais ont fait valoir qu’en vertu de la doctrine de l’exclusivité des compétences, cette loi ne s’appliquait pas à leurs entreprises.

Décision de la CSC : L’exclusivité des compétences joue un rôle essentiel dans un contexte de fédéralisme

Dans un jugement unanime, la Cour suprême a conclu que la LSP ne s’appliquait pas aux parties. Malgré une recommandation antérieure selon laquelle l’exclusivité des compétences devrait être « appliquée avec retenue », la Cour a reconnu que la doctrine demeure un élément essentiel du fédéralisme canadien. Appliquant la doctrine selon les faits, elle a conclu que la LSP entravait le contenu essentiel de la compétence du Parlement en matière d’aéronautique et de navigation (dans le cas d’Opsis) et en matière de bâtiments ou navires (dans le cas de SMQ) et qu’elle ne s’appliquait donc pas aux deux entreprises. Par conséquent, celles-ci ont été acquittées de toutes les accusations.

Exclusivité des compétences : Application élargie des deux conditions à satisfaire

La Cour a expliqué les deux conditions dont dépend l’application de la doctrine, d’une manière qui confirme que la doctrine demeure importante et qui élargit son champ d’application potentiel :

  1. Empiètement sur le contenu essentiel d’un chef de compétence. La partie doit premièrement montrer que la loi contestée empiète sur le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusif, c’est-à-dire son contenu « minimum élémentaire et irréductible »2. Depuis 2007, on avait l’impression que l’application de la doctrine se limitait « aux situations déjà traitées par les tribunaux ». Mais la Cour a confirmé que même si la jurisprudence sert de « guide utile » afin de cerner le contenu essentiel d’un chef de compétence3, les tribunaux peuvent reconnaître de nouveaux champs de compétence exclusifs à l’avenir.
  2. Entrave au contenu essentiel. La partie doit également montrer que la loi contestée « entrave » le contenu essentiel du chef de compétence. L’analyse est axée sur les effets de la loi d’un ordre de gouvernement sur le contenu essentiel du chef de compétence exclusif d’un autre ordre de gouvernement. Toutefois, la Cour a souligné que les tribunaux doivent « tenir compte des effets découlant de l’application de la loi litigieuse, que ceux-ci se soient matérialisés ou non »4. Autrement dit, il est inutile d’adopter une attitude « attentiste », c’est-à-dire d’attendre de voir si ces effets se produiront. Si la loi litigieuse cause ou a le potentiel de causer des « conséquences fâcheuses » au contenu essentiel de la compétence, il s’agit d’une entrave. Cela constitue également une précision importante quant à la solidité de la doctrine de l’exclusivité des compétences.

Même si seule la doctrine de l’exclusivité des compétences était en cause, la Cour en a profité pour clarifier sa relation avec la prépondérance (la doctrine constitutionnelle qui traite des conflits entre les lois fédérales et provinciales). Alors qu’elle avait précédemment conclu que l’examen de l’exclusivité des compétences devrait être entrepris seulement après celui de la prépondérance, la Cour a changé de cap dans Opsis, affirmant que l’approche « logique et appropriée » serait de considérer d’abord l’exclusivité des compétences.

Application : La LSP entrave le contenu essentiel de la compétence fédérale

En appliquant la doctrine, la Cour a conclu que les appelants avaient respecté les deux conditions :

  1. La LSP empiète sur le contenu essentiel de la compétence fédérale en matière d’aéronautique et de navigation et bâtiments ou navires. Dans les deux cas, la Cour a estimé que la LSP empiète sur le contenu essentiel des compétences fédérales concernées. Dans Opsis, l’analyse de la jurisprudence a confirmé que les activités de sûreté aéroportuaire relèvent du contenu essentiel de la compétence fédérale en matière d’aéronautique. Dans SMQ, même en l’absence de jurisprudence portant directement sur la compétence visée, la Cour a adopté une approche flexible pour établir que la sécurité des installations maritimes est au cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.
  2. La LSP entrave le contenu essentiel des compétences. La Cour a aussi conclu que, bien que tous les aspects de la LSP n’entravent pas le contenu essentiel des compétences fédérales, son régime d’application satisfait à ce critère. Le régime permet au Bureau (l’organisme d’autorégulation) d’avoir le dernier mot sur des questions qui sont au cœur des compétences du Parlement en matière d’aéronautique et de bâtiments ou navires. Il met les activités des appelants « à la merci » du Bureau, puisqu’il permet à un ordre de gouvernement d’« accomplir indirectement ce qu’il n’a pas le pouvoir d’accomplir directement »5.
Résultat : L’ensemble de la LSP est constitutionnellement inapplicable aux appelants

Même si seulement certaines dispositions de la LSP entravent le contenu essentiel des compétences fédérales, la Cour a jugé que la réparation la plus appropriée était de « donner une interprétation atténuée » à l’ensemble de la LSP afin qu’elle ne s’applique pas aux activités des appelants, étant donné que les dispositions entravantes sont indissociables du reste de la LSP – le régime d’application se rattachant à la fonction essentielle du Bureau. Par conséquent, le fait de retrancher uniquement les dispositions contestées risquerait de modifier la nature de la LSP voulue par la législature québécoise.

Conséquences

Malgré les recommandations passées de la Cour suprême sur l’application de l’exclusivité des compétences, Opsis confirme que la doctrine demeure d’actualité et « continue de jouer un rôle essentiel ». En effet, compte tenu des précisions que la Cour a apportées quant au rôle de la jurisprudence et du fait qu’elle a mis l’accent sur le caractère potentiel de l’entrave, cet arrêt mènera vraisemblablement à une application encore plus étendue de la doctrine à l’avenir.

À la suite de cette décision, il sera intéressant de voir si la Cour reconnaîtra l’exclusivité des compétences « inverse » pour éviter que des lois fédérales n’empiètent sur des domaines qui relèvent de la compétence provinciale, lorsque les faits le justifient. À ce jour, toutes les affaires de la Cour suprême portant sur l’exclusivité des compétences visent à déterminer si le droit provincial s’applique aux entités et entreprises sous réglementation fédérale. Mais les termes utilisés par la Cour dans Opsis laissent à penser que cette doctrine pourrait permettre de rendre des lois fédérales inapplicables aux entités et entreprises sous réglementation provinciale. Ce principe a été confirmé par la jurisprudence, mais n’a jamais été appliqué. Toutefois, la Cour d’appel de l’Alberta en a discuté dans le renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, et il pourrait s’agir d’une question importante à l’avenir, plus particulièrement en ce qui a trait à l’article 92A, qui confère aux provinces la compétence exclusive en ce qui concerne les ressources naturelles non renouvelables et la production d’électricité.


  1. Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), 2025 CSC 17, par. 37.
  2. Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), 2025 CSC 17, par. 38.
  3. Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), 2025 CSC 17, par. 50.
  4. Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), 2025 CSC 17, par. 75.

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