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La Cour d’appel du Québec valide la Loi sur la laïcité de l’État

La Loi sur la laïcité de l’État, connue aussi comme la loi 21, interdit à certains fonctionnaires de porter des signes religieux. Dans Organisation mondiale sikhe du Canada c. Procureur général du Québec, la Cour d’appel du Québec a validé la Loi, en évitant soigneusement tout commentaire sur ses aspects politiques. Dans un jugement de 300 pages, la Cour a avalisé pratiquement tous les aspects de la Loi, en s’appuyant fortement sur l’utilisation par le législateur de l’article 33 de la Charte – la « disposition de dérogation » – qui permet au législateur de déroger à certains droits et libertés garantis par la Charte, y compris la liberté de religion.

Ce que vous devez savoir

La Loi sur la laïcité de l’État du Québec interdit à certains fonctionnaires, comme les agents de la paix et les enseignants, de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions, notamment un vêtement, un bijou ou un couvre-chef qui est soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse, soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse. L’article 33 de la Charte est invoqué dans une clause de la Loi prévoyant que celle-ci s’applique « indépendamment » de divers droits garantis par la Charte.

La validité de la Loi a récemment été confirmée par la Cour d’appel dans un long jugement traitant de plusieurs questions complexes et inédites. Ci-dessous, nous présentons les questions qui sont susceptibles d’avoir le plus d’incidence, et qui pourraient attirer l’attention de la Cour suprême dans le cadre d’un appel :

  • Selon la Cour d’appel, l’article 33 de la Charte qui permet au législateur de passer outre à certains droits et libertés garantis par la Charte, notamment le droit à l’égalité, la liberté d’expression et la liberté de religion, fournit une immunité contre le contrôle de la constitutionnalité d’une loi. Tout contrôle judiciaire d’une disposition de dérogation ne peut porter que sur des exigences de forme. En outre, le législateur peut recourir à celle-ci de manière purement préventive.
  • La décision de la Cour d’appel s’inscrit dans une tendance récente des tribunaux à minimiser l’effet juridique des principes constitutionnels non écrits (tels que la primauté du droit) en affirmant que ceux-ci ne peuvent servir à invalider des mesures législatives.
  • L’article 28 de la Charte, prévoyant que les droits et libertés mentionnés dans la Charte sont garantis également aux personnes des deux sexes, ne crée pas un droit distinct. Il s’agit plutôt d’un principe d’interprétation des autres droits de la Charte.
  • La Cour d’appel a invalidé un aspect mineur de la Loi, soit son application aux membres de l’Assemblée nationale. En effet, la Cour a conclu que la Loi empêche de facto les personnes dont les croyances religieuses les obligent à porter un signe religieux qui couvre leur visage de briguer les suffrages des électeurs, portant atteinte à l’article 3 de la Charte, qui protège les droits démocratiques et est exclu du champ d’application de l’article 33.

La Loi sur la laïcité de l’État et l’interdiction des signes religieux

En juin 2019, l’Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi 21, Loi sur la laïcité de l’État. Celle-ci interdit à certains fonctionnaires, tels que les élus, le ministre de la Justice, les membres de tribunaux administratifs, les avocats de l’État, les agents de la paix et les enseignants des écoles publiques, de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions, notamment un vêtement, un bijou ou un couvre-chef qui est soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse, soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse. Cette définition englobe les signes religieux tels que la croix, la kippa et le hijab. Certains fonctionnaires sont également requis d’exercer leurs fonctions à visage découvert.

La Loi invoque expressément l’article 33 de la Charte, qui permet au législateur de passer outre à certains droits et libertés garantis par la Charte, notamment la liberté d’expression (article 2(b)), la liberté de religion (article 2(a)) et les droits à l’égalité (article 15).

Plusieurs particuliers et groupes d’intérêt public ont contesté la Loi devant les tribunaux, ces procédures ayant abouti à la décision de la Cour d’appel.

La Loi est validée par la Cour d’appel

La Cour d’appel du Québec a examiné, et rejeté, la grande partie des arguments soumis par les opposants de la Loi, dont ceux fondés sur le partage des compétences fixé par les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, l’effet de certaines lois antérieures à la Confédération, l’architecture constitutionnelle et les principes constitutionnels non écrits, ainsi que l’atteinte à l’article 28 (concernant l’égalité d’application des protections conférées par la Charte aux personnes des deux sexes) et à l’article 3 (qui garantit les droits démocratiques).

Parmi toutes les questions de droit analysées en détail dans ce jugement, nous avons retenu celles qui sont susceptibles d’avoir le plus d’incidence sur le droit constitutionnel canadien et qui pourraient attirer l’attention des juges de la Cour suprême du Canada dans le cadre d’un appel.

Article 33 : le pouvoir de dérogation crée une immunité absolue contre le contrôle judiciaire

L’article 33 permet aux législateurs de soustraire une loi à certains droits et libertés protégés par la Charte. Il est le fruit d’un compromis fédéral-provincial entre ceux qui voulaient que les tribunaux aient le dernier mot sur certains droits fondamentaux et ceux qui estimaient que le dernier mot devait revenir aux représentants élus. La dérogation ne s’applique qu’à certains droits protégés par la Charte (les droits démocratiques prévus à l’article 3 sont ainsi exclus) et est limitée dans le temps : il faut la renouveler tous les cinq ans, ce qui coïncide avec la durée maximale du mandat des législatures. Le recours au pouvoir de dérogation a toujours été controversé d’un point de vue politique.

Néanmoins, le recours à l’article 33 semble devenir plus fréquent. Ainsi, l’Ontario a eu recours à l’article 33 trois fois depuis l’élection du premier ministre Ford en 2018. Le gouvernement de la Saskatchewan l’a récemment invoqué dans une loi exigeant le consentement parental lorsque les enfants changent de prénom ou de pronom à l’école. Les tribunaux de ces provinces ont adopté des approches différentes quant à l’effet de la dérogation. Un tribunal de la Saskatchewan a récemment conclu qu’en dépit de l’article 33, il pouvait déclarer qu’une loi violait les droits garantis par la Charte (tout en reconnaissant que cette déclaration n’avait aucun effet juridique tant que la disposition de dérogation était en vigueur).

La Cour d’appel a quant à elle estimé qu’elle était liée par la décision rendue par la Cour suprême en 1988 dans l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général) concernant les exigences en matière de langue française au Québec. La Cour suprême avait alors conclu que le recours à l’article 33 n’exige rien d’autre que le respect de conditions de forme. Les appelants dans les actions contestant la constitutionnalité de la Loi ont demandé à la Cour d’appel de revoir l’arrêt Ford, mais celle-ci a refusé de le faire. Selon elle, le législateur n’a pas à expliquer ou justifier son recours à l’article 33 et peut invoquer celui-ci préventivement, sans attendre qu’un tribunal se prononce sur la constitutionnalité d’une loi. Selon la Cour d’appel, l’invocation de l’article 33 marque le début et la fin de l’analyse de la Charte.

Les principes constitutionnels non écrits ont un pouvoir limité

Certains des opposants à la Loi affirmaient que l’article 33 viole certains principes constitutionnels non écrits, tels que la primauté du droit et le contrôle judiciaire. À cet égard, la Cour d’appel a suivi la jurisprudence récente de la Cour suprême qui a réduit la portée juridique de ces principes non écrits au profit du texte constitutionnel. Il s’agissait toutefois d’une décision divisée (5 contre 4), deux des juges majoritaires ayant cessé d’exercer leurs fonctions. On peut donc se demander si le remaniement au sein de la Cour suprême pourrait changer la donne, même si la nouvelle composition de la Cour suprême ne laisse pas entrevoir cette possibilité.

Article 28 : la disposition sur l’égalité d’application des droits n’est pas un droit autonome

L’article 28 de la Charte énonce ce qui suit : « Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes ». Les appelants faisaient valoir que, puisque l’article 28 s’applique indépendamment « des autres dispositions » de la Charte, y compris l’article 33, le fait que la Loi enfreint l’article 28 la rend inconstitutionnelle. Selon eux, la Loi impose un traitement discriminatoire aux femmes musulmanes, qui sont touchées de manière disproportionnée par l’interdiction du port des signes religieux et l’obligation de prodiguer les services publics à visage découvert. Ainsi, une clause de dérogation qui affecte les femmes plus que les hommes serait inconstitutionnelle.

La Cour d’appel a rejeté cet argument, concluant, après un examen minutieux de cet article méconnu de la Charte, que celui-ci ne crée pas un droit autonome, mais s’intègre plutôt aux autres droits et libertés, « comme s’il constituait un alinéa ou un paragraphe s’ajoutant à toutes ces dispositions ». Par conséquent, si ces autres droits et libertés ne s’appliquent pas, par exemple via le recours à l’article 33, l’article 28 ne s’applique pas non plus.

Article 3 : il y a eu atteinte aux droits démocratiques

Certains droits protégés par la Charte ne peuvent pas faire l’objet d’une dérogation par le législateur en vertu de l’article 33. Il s’agit notamment de l’article 3, qui confère aux citoyens le droit de vote et le droit à l’éligibilité aux élections. Grâce à cette exclusion, ce sont les citoyens qui, à défaut d’un contrôle judiciaire, peuvent s’opposer à ce que leur gouvernement porte atteinte à leurs libertés civiles au moyen de l’article 33 en votant ou en se présentant aux élections. Si le gouvernement pouvait restreindre ces droits démocratiques tout en invoquant son pouvoir de dérogation au moyen de l’article 33, les citoyens seraient privés de ce recours.

Pour ces motifs, la Cour d’appel a conclu que la Loi porte atteinte à l’article 3 en empêchant les personnes dont les croyances religieuses sincères les obligent à porter un signe religieux qui couvre leur visage (comme la burqa ou le niqab) d’exercer les fonctions de député de l’Assemblée nationale.


Si vous souhaitez discuter ces enjeux et ces questions, veuillez contacter les auteurs.

Cette publication se veut une discussion générale concernant certains développements juridiques ou de nature connexe et ne doit pas être interprétée comme étant un conseil juridique. Si vous avez besoin de conseils juridiques, c'est avec plaisir que nous discuterons les questions soulevées dans cette communication avec vous, dans le cadre de votre situation particulière.

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