Auteurs
Karen Townsend
Merck Canada Inc. a soumis une liste de brevets aux fins d’inscription au registre des brevets en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement). Malheureusement, Merck a soumis la liste un jour après l’échéance du délai de 30 jours prévu par le Règlement. À cause de ce retard, la ministre de la Santé a refusé d’ajouter le brevet au registre. Le 20 avril 2021, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par Merck à l’égard de la décision de la ministre. Le 22 novembre 2021, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de cette décision par Merck.
Le 12 mai 2020, la ministre de la Santé a délivré un brevet à Merck Canada Inc. concernant son médicament KEYTRUDA, approuvé pour le traitement de certains cancers à un stade avancé. En vertu du paragraphe 4(6) du Règlement, une personne qui a déposé une présentation de drogue dispose d’un délai de trente jours suivant la délivrance d’un brevet pour présenter une liste de brevets à Santé Canada aux fins d’inscription de celle-ci au registre des brevets. Le 12 juin 2020, soit trente-et-un jours plus tard, la société mère américaine de Merck a découvert que le brevet avait été délivré et qu’aucune liste de brevets n’avait été présentée. Les listes de brevets ont été dressées et présentées plus tard cette même journée, mais après les heures d’ouverture. Conformément aux règles de dépôt de Santé Canada, elles ont été considérées comme ayant été déposées le jour ouvrable suivant, soit le lundi 15 juin 2020.
Merck a demandé à la ministre de proroger le délai, ce qu’elle a refusé de faire. Merck a ensuite demandé un contrôle judiciaire de sa décision. Le 20 avril 2021, la Cour fédérale a rejeté cette demande. Merck a appelé de ce jugement devant la Cour d’appel fédérale.
Merck a avancé trois arguments en appel :
La Cour d’appel fédérale a rejeté chacun de ces arguments.
Merck alléguait que la ministre n’avait pas justifié son interprétation des délais prévus par le Règlement. La Cour d’appel fédérale a jugé que l’explication de la ministre, quoique brève, tenait compte de chacun des arguments de Merck.
L’argument principal que Merck avait soumis à la ministre était que le paragraphe 4(6) n’énonçait pas une obligation stricte, puisqu’il contenait le mot « peut ». Merck a opposé ce libellé à celui utilisé au paragraphe 4(5), lequel énonce que, sous réserve du paragraphe 4(6), la liste de brevets « doit » être présentée au moment du dépôt de la présentation de drogue nouvelle. Selon Merck, le délai prévu au paragraphe 4(6) était donc facultatif. La Cour d’appel a rejeté cet argument. Selon elle, la ministre avait expliqué de manière raisonnable que l’utilisation du mot « peut » au paragraphe 4(6) traduit simplement la possibilité de faire le dépôt en dehors du délai prévu au paragraphe 4(5). Elle ne rend pas les conditions liées au délai prévu au paragraphe 4(6) facultatives.
La Cour d’appel fédérale a jugé que la ministre avait bien étayé sa décision en renvoyant au RÉIR (résumé d’étude d’impact de la réglementation), lequel confirmait l’importance du délai de 30 jours pour le fonctionnement du régime réglementaire. La ministre avait conclu de façon raisonnable qu’elle n’avait pas le pouvoir de proroger le délai, même si cela ne causait aucun préjudice à des tiers.
Lors du contrôle judiciaire, Merck a soulevé des arguments additionnels pour appuyer sa position concernant l’interprétation du délai prescrit, dont certains semblaient en partie contredire les arguments qu’elle avait défendus devant la ministre (ainsi que d’autres arguments soulevés en appel). La Cour d’appel fédérale a remarqué qu’elle ne pouvait reprocher à la ministre de ne pas avoir examiné des arguments qui ne lui avaient pas été soumis. Quoi qu’il en soit, elle a rejeté chacun des arguments.
En premier lieu, Merck a soutenu que la ministre avait tort d’affirmer qu’elle n’avait pas de pouvoir discrétionnaire dans l’administration du registre des brevets. Merck s’est appuyée sur des précédents établis pour montrer que la ministre disposait d’un tel pouvoir. La Cour d’appel fédérale a rejeté cet argument. Selon elle, la ministre n’avait pas jugé qu’elle ne disposait pas d’un pouvoir discrétionnaire; elle avait plutôt décidé qu’elle ne pouvait pas exercer le pouvoir discrétionnaire que lui conférait l’article 3 si la liste de brevets ne satisfaisait pas aux critères d’inscription au registre, lesquels comprennent le respect du délai prescrit de 30 jours.
Deuxièmement, Merck a affirmé que, suite aux modifications apportées au Règlement en 2017, le respect du délai prévu au paragraphe 4(6) ne constitue plus une exigence pour l’inscription des brevets au registre. La Cour d’appel fédérale a catégoriquement rejeté cet argument, expliquant que « l’interprétation de Merck est contraire à la manière dont le Règlement est compris et appliqué depuis des années ». Si un changement aussi radical était réellement envisagé, les modifications auraient été accompagnées d’un libellé plus clair ou d’un commentaire.
Enfin, la Cour d’appel fédérale a jugé que la ministre n’avait pas commis d’erreur en n’appliquant pas la décision de la Cour fédérale dans Compagnie pharmaceutique Procter & Gamble Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 4 C.F. 445. Dans l’affaire Procter & Gamble, il était question de savoir à quel moment le délai de 30 jours commençait à courir, et non pas si la limite de 30 jours constituait une exigence stricte pour le dépôt. (Il y a lieu de souligner que la juge Gauthier qui avait rendu la décision dans Procter & Gamble est également celle qui a rédigé la décision de la Cour d’appel fédérale.)
Au début de la pandémie de la COVID-19, le gouvernement fédéral avait adopté une nouvelle loi, soit la Loi sur les délais et autres périodes (COVID‑19), L.C. 2020, ch. 11, art 11 (la Loi sur les délais), visant à prolonger ou à suspendre certains délais prévus dans les lois fédérales. Dans l’argument qu’elle avait soumis à la ministre en première instance, Merck n’avait pas prétendu que la Loi sur les délais prolongeait le délai prévu au paragraphe 4(6) du Règlement. Elle s’était simplement appuyée sur cette loi pour prétendre que les circonstances exceptionnelles justifiaient que la ministre use de son pouvoir discrétionnaire en sa faveur.
La ministre s’était quand même penchée sur l’applicabilité de la Loi sur les délais, avant de conclure que celle-ci n’avait pas pour effet de prolonger ou de suspendre le délai prévu au paragraphe 4(6). La Cour d’appel fédérale a jugé sa conclusion raisonnable. Le paragraphe 6(2) de la Loi sur les délais ne s’applique qu’aux délais de prescription applicables à l’introduction d’une instance devant une cour et ne proroge pas les délais administratifs, tels que celui requis pour le dépôt d’une liste de brevets. Selon la Cour d’appel fédérale, même si l’article 7 de la Loi sur les délais accorde à certains ministres le pouvoir de suspendre ou de prolonger les délais prévus dans certaines lois précises, ni la Loi sur les brevets, ni le Règlement n’en font partie.
Dans un argument qu’elle avançait pour la première fois devant la Cour d’appel fédérale, Merck a demandé une réparation en equity à l’égard des délais prescrits, compte tenu des circonstances exceptionnelles causées par la pandémie de COVID-19. La Cour d’appel a émis de sérieux doutes quant à sa capacité à accorder une réparation en equity dans les cas où une telle intervention enfreindrait des règles claires.
Elle a jugé que, même si elle était habilitée à accorder une telle réparation, il ne serait pas approprié de le faire en l’espèce, car c’est seulement en appel que Merck en a fait la demande. Les éléments de preuve nécessaires pour trancher étaient donc insuffisants et la ministre n’avait eu aucune possibilité d’attaquer la preuve de Merck ou de produire d’autres éléments de preuve. Ainsi, le dossier « n’expliquait guère » la situation ayant mené à l’erreur de Merck; la preuve existante était lacunaire, car elle était fondée sur du ouï-dire, voire du double ouï-dire.
D’abord, ni le ministère de la Santé ni les tribunaux ne sont enclins à accorder des dispenses à l’égard du Règlement, même si la liste de brevets est déposée quelques jours ou quelques heures à peine après le délai de 30 jours. La Cour d’appel était « sensible » à la situation de Merck, mais a tout de même appliqué les délais réglementaires.
Ensuite, même si la législation liée à la COVID-19 prévoit des dispenses à l’égard de certains délais réglementaires, elle ne crée pas de dispense générale à l’égard de tous les délais. Les parties réglementées devraient examiner attentivement cette législation pour s’assurer qu’elle vise un délai en particulier. L’affaire Merck illustre que les tribunaux ne sont pas disposés à adopter une interprétation étendue de cette loi pour accorder plus de temps aux parties.
Troisièmement, les personnes et les entités assujetties aux mesures administratives doivent mettre de l’avant leurs meilleurs arguments lorsqu’elles plaident devant un tribunal administratif en première instance. L’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, a donné aux tribunaux le pouvoir d’annuler des décisions administratives si celles-ci ne fournissent pas de motifs pour justifier adéquatement leurs conclusions. Cependant, les tribunaux ne reprochent pas aux décisionnaires administratifs de ne pas examiner des arguments – particulièrement des arguments inédits ou inhabituels – s’ils ne leur ont pas été soumis. Cette affaire devrait servir d’avertissement aux parties qui espèrent pouvoir concevoir de nouveaux arguments juridiques dans le cadre d’un contrôle judiciaire. La décision de la Cour d’appel rappelle aux sociétés que le contrôle judiciaire sert à réviser une décision administrative, et non pas à la refaire.
Enfin, la date de délivrance d’un brevet est connue bien avant la date de délivrance. Compte tenu du délai strict pour l’inscription d’un brevet, les responsables des brevets et de la réglementation devraient préparer les formulaires d’inscription de brevet au Canada de manière à ce qu’ils puissent être remplis et déposés après la délivrance du brevet et bien avant l’échéance.
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