T2 | Revue Trimestrielle de TorysPrintemps 2023

Risques ESG et litiges d’actionnaires : le recours de ClientEarth contre les administrateurs de Shell

Une action dérivée proposée visant à modifier les plans de transition climatique d’une entreprise soulève des questions quant à l’efficacité et à la pertinence des litiges intentés par des actionnaires dans le but d’inciter une entreprise à modifier sa politique ESG. Elle met également en lumière un débat de longue date sur le rôle des administrateurs dans la gestion des affaires internes représentant un intérêt public.

Contexte

ClientEarth, un organisme de défense de l’environnement détenant une participation symbolique dans Shell plc, a intenté une action dérivée au Royaume-Uni contre les administrateurs de Shell, alléguant que ces derniers ont manqué à leurs obligations en ne mettant pas en œuvre des plans de transition climatique assez audacieux. Selon ClientEarth, il s’agit d’une « action en justice visant à contraindre le conseil d’administration de Shell à renforcer ses plans de transition climatique dans l’intérêt de la compagnie à long terme »1. Alléguant que les changements climatiques représentent un risque pour l’entreprise et que le conseil d’administration de celle-ci est tenu de gérer ce risque, ClientEarth emploie l’action dérivée comme mécanisme pour obtenir réparation à l’égard de ce qu’elle allègue être un préjudice pour Shell et, indirectement, pour ClientEarth et les autres actionnaires de l’entreprise. Le litige ne vise pas à recouvrer les dommages déjà causés à Shell par la manière dont son conseil d’administration a géré les risques climatiques, mais plutôt à obliger le conseil à adopter ce que ClientEarth estime être de meilleurs plans de transition climatique. En substance, si ce n’est pas sur le plan de la forme, ClientEarth utilise une action dérivée d’actionnaires qui soi-disant vise à remédier à une atteinte aux intérêts privés de la compagnie pour atteindre des objectifs ESG d’intérêt public.

ClientEarth aura-t-elle gain de cause?

En tant que litige d’actionnaires visant une politique ESG interne, le recours de ClientEarth fait face à un certain nombre d’obstacles potentiels :

  • Absence de préjudice réel. Habituellement, l’objectif d’une action dérivée est d’obtenir réparation pour un préjudice de nature financière; en l’espèce, on cherche à forcer l’entreprise à modifier une politique pour éviter un préjudice potentiel allégué dans l’avenir. L’objectif d’éviter à l’entreprise un préjudice potentiel découlant de risques climatiques imminents ne constitue pas nécessairement un fondement solide pour ce type de litige.
  • Protection de l’appréciation commerciale et responsabilité pour la gestion des risques. La gestion des risques ESG relève à la fois du conseil d’administration et de la haute direction. La mauvaise gestion des risques, c.‑à‑d. le manquement à l’obligation de surveiller et d’atténuer les risques connus, peut donner lieu à une action dérivée lorsque cette mauvaise gestion entraîne un préjudice pour l’entreprise (comme dans l’affaire Caremark au Delaware)2. Toutefois, dans un litige comme celui intenté contre les administrateurs de Shell, le processus décisionnel lié à la gestion des risques relève de l’appréciation commerciale. Au procès, le tribunal saisi du litige sera inévitablement invité à remettre en question la façon dont le conseil a choisi de gérer les risques climatiques en faveur du point de vue de ClientEarth sur cette question.
  • Points de vue de l’ensemble des actionnaires et impact sur ceux-ci. Dans le contexte d’une action dérivée, le tribunal peut tenir compte des points de vue de l’ensemble des actionnaires et de l’impact sur ceux-ci. En l’occurrence, il y a beaucoup moins d’actionnaires favorables au litige que de ceux qui appuient les plans de transition climatique de Shell. ClientEarth et ses partisans représentent 0,17 % des actions de Shell, alors que 80 % des actionnaires de Shell ont appuyé ses plans de transition climatique dans le cadre d’un vote consultatif mené en 20223.
Il peut être tentant de penser que les litiges d’actionnaires pourraient intégrer les questions d’intérêt public aux affaires internes d’une compagnie, mais ce lien est évasif et met en lumière un débat de longue date sur le rôle des administrateurs dans la gestion des affaires internes touchant les questions d’intérêt public.

Si ces obstacles font en sorte que l’action dérivée s’avère un mécanisme inefficace pour modifier la politique de Shell en matière de changements climatiques, cela pourrait simplement refléter l’inefficacité des litiges d’actionnaires en tant que mécanisme de changement. Après tout, ce type de litige est axé sur les affaires internes d’une compagnie, dont les questions ESG, d’une manière qui touche également des questions d’intérêt public, notamment des enjeux importants comme les changements climatiques. Les litiges d’actionnaires sont un mécanisme (en plus du vote des actionnaires) permettant de tenir les administrateurs responsables de la façon dont ils gèrent les affaires de la compagnie qui concernent son rendement et ses activités commerciales. Toutefois, ils ne constituent peut-être pas un mécanisme efficace ou approprié pour changer la façon dont les administrateurs gèrent les affaires qui concernent des questions d’intérêt public.

Les recours liés aux questions ESG peuvent-ils changer la donne?

Il peut être tentant de penser que les litiges d’actionnaires pourraient intégrer les questions d’intérêt public aux affaires internes d’une compagnie, mais ce lien est évasif et met en lumière un débat de longue date sur le rôle des administrateurs dans la gestion des affaires internes touchant les questions d’intérêt public. Dans son article sur l’action dérivée des actionnaires publié il y a près de 40 ans, Stanley Beck commence son analyse par des commentaires sur le rôle général que les grandes sociétés jouent dans la vie économique et sociale :

Les grandes sociétés, qui sont l’institution économique dominante de notre époque, sont particulièrement redéfinies. Elles ne sont plus considérées comme des institutions privées qui ne cherchent qu’à faire des profits et n’ont de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires. On réalise qu’il s’agit d’institutions publiques, en ce sens que leurs décisions clés ont des répercussions aussi importantes sur l’économie que celles du gouvernement et que, comme le gouvernement, elles ont des comptes à rendre à toute la population, qu’il s’agisse d’actionnaires, de travailleurs, de consommateurs, de fournisseurs ou simplement de personnes qui ont droit à un air pur et à de l’eau propre. Un débat s’en est suivi [...] sur la façon dont les grandes sociétés devraient être gouvernées et par qui, sur la façon dont elles devraient répondre aux préoccupations de la population tout en assurant un rendement raisonnable aux investisseurs [...]4

Malgré ces remarques préliminaires provocatrices, M. Beck ne trouve pas dans l’action dérivée de lien entre les questions d’intérêt public et la gestion des affaires internes. L’action dérivée de ClientEarth pourrait établir un tel lien et, le cas échéant, elle aura des répercussions importantes sur le rôle des administrateurs et des sociétés et les risques ESG.


  1. « ClientEarth shareholder litigation against Shell’s Board », accessible à shell-directors-case-faq-2023.pdf (clientearth.org). Jusqu’à maintenant, ni ClientEarth ni ses avocats n’ont rendu publics les documents déposés dans le cadre du litige, et on ne peut y accéder autrement.
  2. In re Caremark Int’l Inc. Derivative Litigation, 698 A.2d 959 (Del. Ch. 1996). For a discussion of Caremark claims and ESG risks, see: Leo E. Strine et al, “Caremark and ESG, Perfect Together: A Practical Approach to Implementing an Integrated, Efficient, and Effective Caremark and EESG Strategy”, Iowa Law Review 106 (2021) 1885.
  3. S. M. Beck, « The Shareholders’ Derivative Action », Revue du Barreau canadien, 52:2 (1974) 159, p. 159 et 160.

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