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Talia Abramowitz, associée directrice, Deloitte Ventures
Deux de nos avocates se sont penchées sur les dernières tendances juridiques et sectorielles dans l’article « Les nouvelles lois sur la protection des renseignements personnels du Québec confèrent-elles un avantage concurrentiel aux entreprises québécoises? ». Sur le même sujet, lisez notre entretien approfondi avec Claudette McGowan, présidente-directrice générale de Protexxa.
La protection des renseignements personnels et la cybersécurité ont toujours été au cœur des préoccupations des clients, des investisseurs et des entreprises. Quels changements avez-vous observés dans l’approche à l’égard de ces enjeux au fil des ans?
Auparavant, les organisations adoptaient une approche axée sur la conformité. Aujourd’hui, leur approche est beaucoup plus axée sur les affaires, puisque la fréquence et le coût des atteintes à la protection des données ont augmenté considérablement au cours de la dernière décennie et que les coûts potentiels liés à une préparation inadéquate sont plus élevés que jamais. Certaines entreprises ne se contentent pas de gérer les risques et cherchent à tirer parti de la protection des renseignements personnels comme source d’avantage concurrentiel, les consommateurs étant plus sensibles à la manière dont leurs renseignements sont stockés, transférés, etc. Nous constatons également que les attentes en matière de protection des données sont de plus en plus dictées par les entreprises et les relations entre celles-ci plutôt que par les clients, et qu’elles sont fortement axées sur la confiance et la réputation.
Les parties prenantes ont commencé à prioriser les politiques de gestion et de protection des données, particulièrement dans un contexte où la réglementation comme le RGPD de l’UE et la LPRPDE du Canada (et les changements proposés à celle-ci) ont établi un cadre d’utilisation adéquate des données. Nous avons vu l’émergence et la généralisation du rôle du chef de la protection des renseignements personnels. Nous avons également vu le développement de nouveaux outils, comme les modèles d’IA et les données synthétiques, qui aident les organisations à gérer la confidentialité des données tout en permettant de nouveaux cas d’utilisation.
Il est également important de noter que la protection des données est devenue plus complexe au cours des dernières années. La pandémie a accéléré le passage au télétravail et à la main-d’œuvre distribuée, ce qui a rendu les réseaux plus complexes et ouvert de nouveaux vecteurs d’attaque pour les cybercriminels. Par conséquent, les budgets de cybersécurité augmentent constamment, même en dépit de la détérioration de la conjoncture économique. Les investisseurs et les clients évaluent la conformité à la lumière de nouveaux critères plus rigoureux, comme les rapports d’attestation SOC 2, même aux premières étapes du développement d’un produit. Heureusement, les entreprises sont aujourd’hui en mesure de tirer parti d’un nombre croissant d’outils de sécurité infonuagiques au lieu d’avoir à développer des solutions internes.
Quels conseils donneriez-vous aux fondateurs d’entreprises qui intègrent et gèrent beaucoup de données de clients?
Il est essentiel de faire de la protection des renseignements personnels une priorité dès le départ. L’intégrer au plan d’affaires. Élaborer un régime clair de gouvernance et de protection des données qui comprend des processus décrivant l’utilisation appropriée des données des clients, y compris les fins visées, la gestion du consentement et l’anonymisation. Il faut baser votre approche sur les pratiques exemplaires, mais l’adapter à votre entreprise et à votre écosystème, y compris vos principaux partenaires et clients, tout en respectant la réglementation. Investissez dans les processus et les outils internes qui soutiennent votre approche, notamment des outils qui vous permettent d’avoir un bon aperçu des données.
Cela ne veut pas dire que vous devez constituer vous-même toute votre structure de gestion des données. La gestion des données peut être coûteuse, tout comme les atteintes à la cybersécurité. Les entreprises en démarrage à court d’argent devraient réfléchir très sérieusement aux aspects de la structure qu’elles établiront : Si une approche exclusive n’est pas essentielle pour le produit, les produits de tiers éprouvés peuvent alors offrir une solution plus économique.
Que pensez-vous de la législation sur la protection des renseignements personnels au Canada?
L’intersection entre l’innovation en IA et la confidentialité des données est complexe, mais extrêmement importante. Les entreprises de technologie qui intègrent l’IA à leurs produits devraient prêter une attention particulière à l’évolution de la réglementation. Récemment, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a introduit un ensemble de principes adaptés à l’élaboration et à l’utilisation responsables des technologies d’IA générative.
De façon plus générale, la législation évolue en fonction des attentes des consommateurs et des entreprises, mais demeure axée sur les mêmes questions clés : disposer du fondement juridique approprié pour le traitement, le choix personnel, les mesures de protection, la transparence et l’accès aux données. Même si la législation change, les entreprises qui se concentrent sur ces aspects seront bien placées du point de vue de la protection des renseignements personnels.
Certains se demandent si l’adoption d’une nouvelle législation sur la protection des renseignements personnels au Québec donne un avantage concurrentiel aux entreprises en démarrage québécoises. Qu’en pensez-vous?
Étant donné le degré d’harmonisation entre la nouvelle législation du Québec et la réglementation ailleurs dans le monde telle que le RGPD, les entreprises en démarrage québécoises pourraient saisir l’occasion d’obtenir un avantage concurrentiel sur la scène mondiale, si elles font preuve de proactivité. Nous voyons déjà des entreprises qui envisagent d’établir un siège social canadien au Québec ou d’explorer des partenariats avec des entreprises québécoises dont le programme de protection des données est plus avancé, et la nouvelle législation y joue un rôle.
Quelle est l’importance de la stratégie de gouvernance des données pour l’évaluation des entreprises en démarrage?
Il est peu probable que vous trouviez un lien direct entre une meilleure stratégie de gouvernance des données et une évaluation plus élevée. Cependant, l’adoption d’une stratégie solide qui répond aux besoins des clients et des partenaires d’affaires et qui réduit le risque d’atteinte à la réputation aidera les entreprises en démarrage à devenir plus prospères.
Les entreprises axées sur l’IA sont particulièrement concernées, car elles utilisent des ensembles de données massifs provenant de multiples sources et leurs activités sont souvent axées sur la qualité des données. Pour elles, la confiance des investisseurs passe par la mise en œuvre de mesures de gouvernance des données. C’est essentiel. Celles qui ne consacrent pas assez d’efforts à la gouvernance des données risquent de voir leurs évaluations se détériorer, car les investisseurs les considéreront comme moins sûres.
Quels sont vos autres critères d’évaluation d’une entreprise en démarrage?
Nous tenons compte d’un large éventail de facteurs lorsque nous évaluons un investissement potentiel dans une entreprise en démarrage. La qualité et l’expérience de l’équipe de direction sont un facteur important : Ont-ils ce qu’il faut pour transformer une bonne idée en une entreprise viable et en croissance? Le produit ou la technologie répondent-ils à un besoin chez les entreprises ou les consommateurs ou en créent-ils un nouveau? Quel est le potentiel de croissance? Quelle est l’ampleur du marché potentiel pour le produit? L’entreprise peut-elle s’adapter à la croissance? De plus, et parce que nous sommes un fonds de capital de risque, nous nous concentrons également sur l’harmonisation de l’entreprise avec nos activités – plus précisément, comment pouvons-nous aider cette entreprise à croître et à prendre de l’expansion (grâce à l’accès au marché, à l’expertise, etc.)? Ce sont là quelques-unes des grandes questions auxquelles nous cherchons à répondre, mais, bien sûr, il y en a d’autres.
Quels changements avez-vous observés dans les entreprises en démarrage en général?
L’écosystème du capital de risque au Canada s’est beaucoup renforcé ces dernières années. Le nombre de fonds de capital de risque et d’accélérateurs canadiens a augmenté et les fonds de capital de risque américains ont considérablement accru leur présence au pays. Plusieurs grandes tendances macroéconomiques ont généré des investissements importants sur plusieurs cycles et ont attiré des entrées de capitaux disproportionnées, y compris le télétravail, les outils de productivité de type logiciel-service, la chaîne de blocs et les cryptoactifs, et maintenant l’IA. Cependant, la hausse des taux d’intérêt et l’affaiblissement des marchés des PAPE incitent les investisseurs à retirer leurs capitaux des placements à risque.
L’un des développements les plus intéressants des dernières années est l’habileté avec laquelle les établissements universitaires canadiens ont su former une nouvelle génération de talents en ingénierie, en apprentissage machine et en IA. Avec la révolution de l’IA qui s’annonce, le Canada se positionne comme un chef de file mondial potentiel dans ce domaine.
Quels sont les plus grands défis que doivent relever les entreprises en démarrage au Canada?
Les milieux d’affaires et d’investissement du Canada demeurent parfois obstinément réfractaires au risque. Il est encore difficile pour les entreprises en démarrage de réunir des capitaux au Canada, en grande partie parce qu’il est difficile de persuader les investisseurs canadiens d’investir dans des placements plus risqués, aussi prometteurs soient-ils.
Il est extrêmement difficile de retenir les meilleurs talents. Le Canada compte un éventail incroyable de talents remarquables, particulièrement en ingénierie, en apprentissage machine et en IA. Cependant, la demande mondiale dans ces domaines est tellement forte qu’il est très, très difficile de garder nos talents chez nous.
Il y a aussi le défi permanent auquel sont confrontées de trop nombreuses entreprises canadiennes : penser trop petit. Les entreprises canadiennes se concentrent souvent, voire uniquement, sur le marché canadien. Toutefois, le Canada ne représente qu’une faible proportion de l’économie mondiale. Pour prospérer, les entreprises canadiennes doivent percer les grands marchés mondiaux et le plus tôt, le mieux.
L’IA fait l’objet de beaucoup d’attention dernièrement. Selon vous, quelles autres technologies verrons-nous lui voler la vedette?
Les technologies climatiques ont de fortes chances d’être la prochaine grande occasion d’investissement. On s’entend de plus en plus sur le fait que les entreprises doivent contribuer à résoudre les défis auxquels l’humanité et notre planète sont confrontées en ce moment, et ce, grâce à une réglementation multinationale et nationale et à la demande des consommateurs. Les entreprises seront appelées à agir à l’égard de la durabilité environnementale et les investisseurs cherchent de plus en plus à affecter une partie, voire la totalité de leur portefeuille aux entreprises axées sur les facteurs ESG. Parallèlement, la capitalisation de certains incitatifs (p. ex., les crédits carbone) crée un chemin d’accès à la rentabilité pour les entreprises de technologies climatiques.
Les défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés requièrent des progrès technologiques dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’agriculture, de la fabrication, de la construction, et plus encore. Bon nombre de ces progrès seront réalisés par des entreprises de technologies climatiques et les investisseurs joueront un rôle crucial – et potentiellement lucratif – en les appuyant.
Quelles sont vos prévisions sur dix ans pour le secteur technologique?
Dix ans, c’est long dans le monde des affaires actuel. Il semble fort probable que l’IA s’intégrera davantage à nos modes de vie et de travail, bien qu’il soit difficile de dire à quoi cela ressemblera. Espérons que le Canada remplira sa promesse et deviendra un véritable chef de file sur la scène mondiale de l’IA, et non seulement un pays qui forme les meilleurs talents en IA. Les technologies climatiques connaîtront un essor, attirant des investissements importants.
Le milieu du capital de risque jouera un rôle plus important dans le développement des entreprises au Canada, ce qui facilitera l’accès des innovateurs canadiens aux capitaux dont ils ont besoin pour transformer leurs idées en entreprises prospères. Une partie de cette croissance devrait provenir d’un nombre accru de sociétés canadiennes établissant leurs propres fonds de capital de risque.
Talia Abramowitz est l’associée directrice de Deloitte Ventures et est responsable de l’initiative canadienne en 2022. Issue d’une famille d’entrepreneurs, elle est passionnée d’aider les fondateurs d’entreprises à réussir. Durant les cinq années précédant la direction de Deloitte Ventures, Mme Abramowitz a été chef de l’exploitation du service national des Conseils financiers de Deloitte, et d’Omnia IA, le service d’intelligence artificielle de Deloitte au Canada. Elle a cofondé la pratique d’IA en 2018 et a contribué à son expansion pour en faire le groupe très prospère qu’il est aujourd’hui.
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