Les enquêtes internes jouent un rôle de plus en plus central pour assurer une gouvernance efficace au sein des entreprises. Cela s’explique par les attentes accrues en ce qui concerne la transparence, la reddition de comptes et la réactivité des entreprises face aux préoccupations visant leur conduite. Comme ces enquêtes sont plus fréquentes et plus complexes, il est essentiel de comprendre leurs répercussions juridiques, y compris la portée et l’application des privilèges.
Une décision rendue récemment aux États-Unis par la Cour d’appel du sixième circuit dans l’affaire FirstEnergy Corporation1 a remis à l’avant-plan la question des privilèges dans le contexte des enquêtes internes. Si cette décision fournit de précieux enseignements sur le droit américain, elle représente aussi une belle occasion de se pencher sur la manière dont les tribunaux canadiens abordent la question des privilèges dans des circonstances semblables. Nous utiliserons cette décision comme point de départ pour analyser le cadre juridique canadien et formuler des recommandations pratiques sur la manière de structurer les enquêtes internes afin de préserver les privilèges.
En octobre, la Cour d’appel américaine du sixième circuit a rendu une décision importante sur les privilèges dans le contexte des enquêtes internes. L’affaire a pris naissance après que FirstEnergy a lancé une enquête interne sur des allégations de corruption à son sujet. L’enquête a ensuite fait l’objet d’une ordonnance de production dans le cadre d’une action collective en matière de valeurs mobilières intentée par des actionnaires. Au cours de l’enquête préalable, les demandeurs avaient demandé l’accès au produit du travail de l’enquête. Le tribunal de première instance a initialement ordonné la production, mais la Cour d’appel du sixième circuit a annulé cette décision après avoir examiné trois doctrines fondamentales en matière de privilège : le privilège avocat-client (le secret professionnel de l’avocat au Canada), le privilège relatif au produit du travail (le privilège relatif au litige au Canada) et la renonciation.
En prenant appui sur les enseignements tirés de l’affaire FirstEnergy, nous examinons ci-dessous la manière dont les tribunaux canadiens évaluent les privilèges dans les enquêtes internes, en particulier le secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige et la renonciation à ces privilèges.
À l’instar de la Cour d’appel du sixième circuit dans l’affaire FirstEnergy, les tribunaux canadiens ont confirmé que le secret professionnel de l’avocat ne s’applique que lorsqu’un avis juridique est fourni, et non simplement lorsqu’un avocat est engagé2. La question centrale est celle de savoir si l’avocat agit en sa qualité de professionnel du droit. Si le rôle de l’avocat se limite à établir les faits sans fournir de conseils juridiques, le secret professionnel ne s’appliquera pas3.
Par exemple, dans l’affaire Vecchio Longo Consulting Services Inc. v. Aphria Inc., la Cour supérieure de justice de l’Ontario conclut que le secret professionnel de l’avocat protège le produit du travail d’une enquête menée par un cabinet d’avocats. Le juge Perell souligne que le cabinet a été engagé pour fournir des conseils juridiques, et non pour agir comme un enquêteur privé se concentrant uniquement sur des questions commerciales4.
Pour déterminer si le secret professionnel s’applique, les tribunaux se penchent souvent sur le mandat de l’avocat. Si les modalités du mandat peuvent être une preuve concluante, elles ne sont pas déterminantes5. Dans une affaire, le secret professionnel a été maintenu même si la lettre d’engagement ne mentionnait pas expressément la prestation de conseils juridiques, car le rôle de l’avocat était clairement de nature juridique6.
En ce qui concerne l’étendue de la protection, la jurisprudence canadienne va généralement dans le même sens que l’affaire FirstEnergy : les faits recueillis au cours d’une enquête peuvent être protégés par le secret professionnel s’ils sont étroitement liés à l’analyse juridique. Les tribunaux admettent qu’il n’est généralement pas permis de dissocier les conclusions de fait figurant dans un rapport d’enquête couvert par le secret professionnel lorsqu’elles constituent le fondement de l’avis juridique fourni et qu’elles y sont inextricablement liées7. Toutefois, les faits neutres qui ne révèlent pas la nature de l’avis juridique sont moins susceptibles d’être protégés8.
Lorsqu’un tiers participe à une enquête, le secret professionnel s’applique généralement si le tiers est un intermédiaire essentiel entre l’avocat et le client dans le cadre de la prestation de conseils juridiques9. Si le tiers ne fait que recueillir des renseignements et les transmettre, il est moins probable que le secret professionnel s’applique10.
Ce principe est illustré dans l’affaire Lewis v. WestJet Airlines Ltd, dans laquelle le tribunal conclut que le privilège relatif au litige ne s’étend pas à un rapport d’enquête préparé par un consultant, Ernst & Young11. Bien que le consultant ait agi selon les instructions de l’avocat, le tribunal conclut que le rôle d’Ernst & Young était accessoire par rapport aux conseils juridiques fournis et qu’il n’était pas indispensable à la relation avocat-client12.
Au Canada, le privilège relatif au litige peut s’appliquer aux enquêtes internes en plus ou au lieu du secret professionnel de l’avocat. Comme le confirme l’arrêt FirstEnergy, la question fondamentale est celle de savoir si un litige était raisonnablement prévisible au moment où les documents ont été créés. Toutefois, ce critère ne protège pas automatiquement l’intégralité d’une enquête. Les tribunaux évaluent le privilège pour chaque document et exigent que chaque élément ait pour principal objectif la préparation du litige13.
De surcroît, le privilège relatif au litige peut s’appliquer même si le produit du travail est utilisé ultérieurement à d’autres fins14. Cela dit, si ces autres fins empêchent de déterminer si la préparation du litige était le principal objectif de la création des documents, la revendication de privilège peut être rejetée15.
Les cas les plus évidents sont généralement ceux où l’enquête a été initiée après le début du litige, car la prévisibilité des poursuites judiciaires est alors manifeste16. La situation est plus complexe lorsque le litige fait suite à une enquête déjà en cours. Dans de tels cas, les parties doivent fournir une preuve concrète – et non de simples affirmations – pour démontrer que le litige était raisonnablement prévisible dès le début17. En l’absence d’une telle preuve, les tribunaux peuvent refuser de maintenir le privilège.
La décision Huang v. Bank of Montreal illustre ce point. Bien qu’un conseiller juridique ait participé à l’enquête et que l’enquêteur ait affirmé qu’un litige était probable, le tribunal conclut qu’il n’y a pas de privilège relatif au litige18. Il estime qu’un courriel mentionnant un recours hiérarchique d’un client et un différend concernant un coffre-fort est insuffisant pour établir que le litige était l’objectif principal19. En outre, la suggestion du demandeur de retenir les services d’un avocat – faite à la banque six mois après le début de l’enquête – ne permet pas d’appuyer rétroactivement la revendication de privilège20. Lorsqu’un litige prend naissance au cours d’une enquête interne, sa survenance peut étayer l’argument selon lequel le litige était raisonnablement prévisible au moment où l’enquête a commencé. Toutefois, il est peu probable que le simple fait que des poursuites aient été engagées protège, à lui seul, l’ensemble de l’enquête de manière rétroactive. Dans un tel cas, les tribunaux évaluent tout de même si le litige était l’objet principal de l’enquête dès le début de celle-ci, et le privilège relatif au litige ne s’appliquera pas si cet objet n’était pas raisonnablement prévisible.
Un dernier point à prendre en considération est le croisement du privilège relatif au litige et de l’obligation légale d’enquêter (par exemple, les enquêtes sur le harcèlement ou les accidents du travail prévues par les lois sur la santé et la sécurité au travail). Bien que la jurisprudence canadienne soit limitée sur cette question, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que les obligations prévues par la loi n’entraînent pas automatiquement le rejet d’une revendication de privilège relatif au litige21. Les tribunaux doivent examiner chaque document séparément afin de déterminer si son objet principal était le respect des exigences légales, la préparation du litige ou un autre objectif22. Cela dit, il peut être plus difficile de revendiquer le privilège relatif au litige (ou le secret professionnel) dans de telles circonstances, surtout lorsque la loi exige que le rapport d’enquête soit communiqué aux parties ou aux organismes de réglementation compétents23.
Au Canada, la question de savoir si la communication de renseignements provenant d’une enquête interne constitue une renonciation au privilège dépend à la fois de la nature de la communication et du destinataire. Comme aux États-Unis, la communication de renseignements à certains tiers – tel qu’un auditeur qui a l’obligation légale d’examiner les questions susceptibles de faire l’objet d’une enquête – n’entraîne pas automatiquement une renonciation au privilège à l’égard de tous les tiers24.
Toutefois, la divulgation publique des détails d’une enquête peut constituer une renonciation, en particulier lorsque les renseignements communiqués vont au-delà de ce que la loi exige. Dans l’affaire BlackRock, le tribunal conclut que Valeant a renoncé aux privilèges en publiant des renseignements détaillés et précis sur son enquête interne dans des communiqués de presse25. La tentative de la société de s’appuyer sur ses obligations d’information prévues par la loi a échoué, car ces obligations n’exigeaient pas le niveau de détail divulgué26. À l’opposé, dans l’affaire Aphria, la cour conclut que le privilège a été maintenu parce que la société n’avait divulgué que l’information qui était strictement exigée par la loi27.
À notre connaissance, aucun tribunal canadien ne s’est encore directement penché sur la question de savoir si les conclusions d’une enquête interne sont, en soi, des renseignements qui sortent du champ d’application des privilèges, comme l’a fait la Cour d’appel du sixième circuit dans l’affaire FirstEnergy.
Une renonciation peut également avoir lieu dans le cadre d’un litige ou d’une procédure réglementaire. Devant le tribunal, un privilège peut être perdu si une partie s’appuie sur un avis juridique d’enquête pour présenter ou défendre un aspect important de sa demande28. De même, la communication des résultats d’une enquête à un organisme de réglementation peut constituer une renonciation, en particulier lorsqu’elle n’était pas obligatoire et que l’information transmise va au-delà de ce qui était strictement nécessaire29. Notons que certaines lois prévoient des protections qui empêchent de conclure à une renonciation. Par exemple, la Loi sur les banques permet aux banques de communiquer volontairement au Bureau du surintendant des institutions financières des renseignements privilégiés sans que cela constitue une renonciation aux privilèges30. De plus, certaines lois en matière de preuve permettent l’échange de renseignements confidentiels entre les organismes du secteur public sans entraîner une renonciation aux privilèges31.
Fondées sur la jurisprudence canadienne, les stratégies pratiques suivantes vous aideront à structurer vos enquêtes internes de manière à maximiser les chances de maintenir les privilèges :
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