24 février 2022Calcul en cours...

Un air de déjà vu : la Cour d’appel du Québec se prononce sur la constitutionnalité du CEPMB

Le 18 février 2022, la Cour d’appel du Québec a rendu sa décision sur la constitutionnalité du cadre législatif du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (CEPMB) : les dispositions de la Loi sur les brevets établissant le CEPMB et son mandat, le Règlement sur les médicaments brevetés et les modifications qui y ont été apportées en 2019 (les Modifications de 2019). La Cour a conclu que le cadre législatif du CEPMB est valide dans son ensemble, mais que certaines Modifications de 2019 qui devaient entrer en vigueur le 1er juillet 2022 sont constitutionnellement invalides, car elles ne relèvent pas de la compétence fédérale en matière de brevets.

Ce que vous devez savoir

  • Le CEPMB est un organisme administratif fédéral créé en vertu de la Loi sur les brevets. Il a pour mandat de veiller à ce que les médicaments brevetés ne soient pas vendus au Canada à un prix « excessif ».
  • Adoptées en août 2019, les Modifications de 2019 devaient initialement entrer en vigueur le 1er janvier 2021, mais leur entrée en vigueur a été repoussée plusieurs fois et est maintenant prévue pour le 1er juillet 20221.
  • Les Modifications de 2019 peuvent généralement être regroupées en trois catégories : i) celles qui remplacent la liste des pays servant à la comparaison de prix et excluent de la nouvelle liste des pays où les prix sont élevés tels que les États-Unis et la Suisse, ii) celles qui ajoutent de nouveaux facteurs économiques obligatoires que le CEPMB doit utiliser pour déterminer si le prix d’un médicament est « excessif » et iii) celles qui obligent les brevetés à déclarer les ristournes consenties aux tiers tels que les assureurs publics ou privés.
  • Dans sa décision concernant la contestation de la constitutionnalité de ce régime, la Cour d’appel du Québec (la Cour d’appel) a unanimement confirmé la constitutionnalité du régime du CEPMB dans son ensemble ainsi que celle du Règlement actuel. Toutefois, elle a jugé que deux aspects clés des Modifications de 2019 ne relèvent pas de la compétence fédérale sur les brevets : i) les nouveaux facteurs économiques (la valeur pharmacoéconomique du médicament au Canada, la taille du marché de ce médicament au Canada et le produit intérieur brut par habitant du Canada) et ii) l’obligation pour les brevetés de déclarer les ristournes. Selon le tribunal, ces aspects des Modifications de 2019 vont au-delà du contrôle des prix excessifs des médicaments brevetés et imposent des réductions de prix importantes qui n’ont rien à voir avec le monopole conféré par les brevets. Quant aux changements apportés à la liste des pays de comparaison, la Cour d’appel les a jugés constitutionnellement valides.
  • Le 28 février 2022, la Cour d’appel fédérale doit entendre une procédure similaire contestant les Modifications de 2019.
  • Pour en appeler de la décision de la Cour d’appel, il faut obtenir une autorisation de la Cour suprême du Canada dans les 60 jours suivant la date du jugement (soit au plus tard le 19 avril 2022). 

Analyse

Le CEPMB et son mandat

Le CEPMB, qui a été établi par les articles 79 à 103 de la Loi sur les brevets, est chargé de veiller à ce que les prix des médicaments brevetés ne soient pas « excessifs ». Avec le Règlement sur les médicaments brevetés, ce régime est le principal outil utilisé par le gouvernement fédéral pour réglementer les prix des médicaments brevetés au Canada. La compétence constitutionnelle du CEPMB est fondée sur la compétence du gouvernement fédéral sur les brevets en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Le CEPMB a publié un ensemble de lignes directrices qui assurent la mise en application de la Loi et du Règlement (les Lignes directrices). Même si celles-ci ne lient pas le CEPMB, en pratique le personnel du CEPMB s’appuie largement sur elles pour déterminer si le prix d’un médicament est excessif.

En août 2019, le gouvernement fédéral a proposé les Modifications de 2019, déclarant que celles-ci visaient à fournir au CEPMB les « outils nécessaires pour protéger les Canadiens contre les prix excessifs des médicaments et rendre les médicaments brevetés plus abordables ». La plupart de ces modifications peuvent être regroupées en trois catégories :

  1. celles qui remplacent la liste des pays de comparaison, en retirant les États-Unis et la Suisse de la liste actuelle et en y ajoutant plusieurs nouveaux pays où les prix sont généralement plus bas qu’au Canada;
  2. celles qui permettent au CEPMB d’utiliser de nouveaux facteurs économiques obligatoires pour déterminer si un prix est « excessif », plus précisément la valeur pharmacoéconomique du médicament au Canada, la taille du marché de ce médicament au Canada et le produit intérieur brut (PIB) du Canada et le PIB par habitant du Canada;
  3. celles qui exigent que le prix de vente déclaré au CEPMB tienne compte des ristournes que le breveté (le fabricant de médicaments) consent aux tiers tels que les assureurs publics et privés.
Procédures judiciaires

D’autres tribunaux ont examiné la validité du régime actuel du CEPMB, et ce, avant l’analyse par la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel. En 2020, la Cour fédérale a examiné une demande en contrôle judiciaire contestant la validité réglementaire des Modifications de 2019, concluant que la nouvelle liste de pays de comparaison et l’utilisation des nouveaux facteurs économiques relèvent du pouvoir de réglementation conféré par la Loi sur les brevets, alors que l’obligation de déclarer les ristournes consenties aux tiers outrepasse la portée de ce pouvoir. Cette décision fait l’objet d’un appel et doit être entendue par la Cour d’appel fédérale le 28 février 2022.

L’action introduite au Québec contestait la validité constitutionnelle de l’ensemble du régime du CEPMB au motif que ce régime outrepassait la compétence législative du Parlement en matière de brevets, et relevait plutôt de la compétence provinciale à l’égard de la propriété et des droits civils, des hôpitaux et des questions de nature purement locale ou privée, y compris la santé. La Cour d’appel a affirmé la constitutionnalité des dispositions pertinentes de la Loi sur les brevets et du Règlement actuel, mais a jugé que certains aspects des Modifications de 2019 outrepassent la compétence législative du Parlement en matière de brevets, notamment l’obligation de déclarer les ristournes consenties aux tiers et l’utilisation des nouveaux facteurs économiques. Quant à la nouvelle liste des pays de comparaison, celle-ci a été jugée constitutionnellement valide.

Décision de la Cour d’appel

Comme lors de toute analyse constitutionnelle, la Cour d’appel a d’abord déterminé l’objet des dispositions contestées, soit leur « caractère véritable ». Dans un deuxième temps, elle a procédé à une opération de classification visant à déterminer si, compte tenu du caractère véritable de la mesure législative, celle-ci est rattachée à la compétence en matière de brevets en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Caractère véritable. La Cour d’appel a conclu que le caractère véritable du régime actuel du CEPMB (c.-à-d. les dispositions pertinentes de la Loi sur les brevets et du Règlement actuel) est le contrôle des prix excessifs pour les médicaments brevetés afin de pallier les effets sur les prix du monopole conféré par le brevet. Toutefois, la Cour a jugé que le caractère véritable des Modifications de 2019 est différent et a un double objet : d’abord, dans le but de réduire les prix, bonifier le régime existant de contrôle des prix excessifs en modifiant la liste des pays utilisés pour comparer les prix et en tenant compte des ristournes confidentielles consenties aux principaux assureurs publics; ensuite, imposer une réduction substantielle et arbitraire des prix pour rendre les médicaments brevetés plus abordables. Selon le tribunal, les facteurs économiques visent clairement à contrôler non seulement les prix potentiellement « excessifs » des médicaments brevetés, mais aussi leur caractère abordable au moyen de réductions significatives et arbitraires de prix.

En déterminant le caractère véritable de la législation, le tribunal a conclu que la juge de première instance avait commis une erreur en refusant d’examiner la partie du résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui traitait des nouveaux facteurs économiques et les nouvelles Lignes directrices du CEPMB qui expliquent en détail la façon dont ces facteurs s’appliqueront. Selon la Cour d’appel, il est essentiel de tenir compte de ces nouvelles Lignes directrices car elles opérationnalisent les facteurs économiques. Bien que les Lignes directrices ne soient pas contraignantes, on ne peut s’en écarter sans justification. La Cour d’appel a souligné que les tribunaux tiennent souvent compte des éléments de preuve extrinsèques, tels le Hansard, et que rien ne justifie qu’on ne tienne pas compte de lignes directrices dans le cadre de l’analyse du caractère véritable au motif qu’elles ne sont pas formellement des règles de droit.

Classification constitutionnelle. En se basant principalement sur la jurisprudence de la Cour d’appel du Manitoba et des cours fédérales (portant sur la validité constitutionnelle du régime des licences obligatoires précédent), la Cour d’appel a conclu que, de manière générale, le régime relève de la compétence fédérale sur les brevets. Selon elle, le contrôle visant à pallier les effets du monopole conféré par le brevet sur les prix est une matière que la jurisprudence a toujours reconnue comme relevant de la compétence fédérale sur les brevets et il n’y a pas lieu d’écarter cette jurisprudence. En outre, la Cour d’appel a souscrit à la conclusion de la juge de première instance voulant que le contrôle des prix excessifs pour un médicament breveté résultant du monopole conféré par un brevet possède un lien logique, réel et direct avec la compétence fédérale sur les brevets et n’empiète pas de façon inconstitutionnelle sur les compétences des provinces. Elle a donc conclu que le régime réglementaire du CEPMB dans son ensemble est constitutionnellement valide. 

Cependant, elle a conclu que certaines modifications, soit les nouveaux facteurs économiques et l’obligation de tenir compte des ristournes, posent un problème du point de vue constitutionnel.

Elle a expliqué que la compétence fédérale sur la réglementation des prix doit porter uniquement sur : i) les médicaments visés par un brevet; ii) le prix de départ usine (c.-à-d. le prix auquel le breveté vend le médicament au premier acheteur); et iii) le contrôle de l’effet sur les prix découlant du monopole conféré par les brevets. L’obligation de déclarer les ristournes consenties aux tiers outrepasse ces limites, car le mandat du CEPMB ne serait plus restreint à l’examen des prix départ usine. De même, les nouveaux facteurs économiques outrepassent ces limites, car ils « servent à imposer des réductions arbitraires et importantes aux prix des médicaments brevetés au Canada, et ce, sans égard au marché international ou à un quelconque facteur de marché. De fait, seul le caractère abordable du prix est considéré à cette fin ». Selon la Cour d’appel, les nouveaux facteurs visent « l’imposition d’un prix étatique », lequel ne porte pas sur la réglementation du monopole conféré par le brevet, mais concerne plutôt la réglementation du marché comme tel.

Toutefois, la Cour d’appel a jugé que la nouvelle liste des pays servant de comparateurs relève de la compétence fédérale sur les brevets, puisqu’elle vise uniquement à contrôler les effets sur les prix découlant du monopole conféré par les brevets. Elle a estimé que l’établissement d’une liste des pays servant à l’analyse objective de compétitivité avec les prix internationaux constitue un exercice raisonnable de la compétence fédérale, soulignant que « le fait qu’une telle substitution de pays raisonnablement comparables pourrait avoir pour effet de réduire les prix des médicaments au Canada n’est pas pertinent à l’analyse de la validité constitutionnelle de la mesure, car l’objectif poursuivi demeure celui d’assurer la compétitivité des prix au Canada par rapport à ceux à l’étranger ». Elle a également noté que « dans son choix des pays de comparaison, le gouvernement fédéral peut tenir compte des impacts sur la recherche et le développement [...] et moduler ce choix en fonction de ses politiques à ce sujet ». 

Fait à noter, la Cour d’appel a rejeté l’affirmation du procureur général du Canada, selon laquelle l’arrêt Celgene permet de conclure que la compétence constitutionnelle du gouvernement fédéral sur le contrôle des prix excessifs des médicaments brevetés pourrait s’étendre au-delà du prix départ usine. Elle a également rejeté la proposition du procureur général du Canada d’adopter une nouvelle interprétation de la compétence fédérale sur les brevets qui permettrait d’étendre cette compétence au contrôle des prix de tous les produits brevetés, et pas seulement les médicaments. En effet, la Cour d’appel a rappelé que « sauf quelques exceptions, ce sont les provinces qui sont compétentes pour réglementer les prix dans une industrie ». Elle a cité le récent arrêt Alexion de la Cour d’appel fédérale, où le juge Stratas a déclaré que si les dispositions de la Loi sur les brevets relatives aux prix excessifs avaient porté sur le caractère raisonnable des prix, la réglementation des prix ou la protection des consommateurs en général, leur constitutionnalité aurait été discutable.  

En somme, le CEPMB ne peut pas imposer des réductions de prix par des moyens qui ne sont pas liés au monopole conféré par le brevet; il peut toutefois établir une liste de pays aux fins de comparaison objective, même si cette liste exclut un pays raisonnablement comparable.

Répercussions

Les nouveaux facteurs économiques ayant été déclarés invalides, les Lignes directrices proposées devront être révisées puisqu’elles appliquent ces facteurs aux médicaments de « catégorie 1 »t, qui sont considérées par le CEPMB comme présentant un risque élevé de prix excessifs. Les commentaires de la Cour d’appel semblent indiquer qu’on ne peut utiliser les Lignes directrices pour outrepasser les limites législatives de la compétence fédérale à l’égard des prix. Notons que Médicaments novateurs Canada (MNC), une association de sociétés pharmaceutiques innovatrices, a introduit une instance distincte devant la Cour fédérale pour contester la validité des Lignes directrices, qui prévoient toujours des tests de prix liés au « prix escompté maximum », même si l’obligation de déclarer les ristournes a été déclarée invalide dans des décisions de première instance au fédéral et au Québec. Ce nouveau jugement de la Cour d’appel permet de conclure que les Lignes directrices sont incompatibles avec la portée de la compétence du CEPMB.

Puisque le jugement de la Cour d’appel pourrait faire l’objet d’un appel devant la Cour suprême du Canada et que les procédures devant la Cour d’appel fédérale se poursuivent, l’entrée en vigueur des Modifications de 2019 pourrait être reportée encore une fois. Nous continuerons à surveiller les procédures judiciaires et les développements liés à la mise en œuvre des modifications apportées au Règlement.


Si vous souhaitez discuter ces enjeux et ces questions, veuillez contacter les auteurs.

Cette publication se veut une discussion générale concernant certains développements juridiques ou de nature connexe et ne doit pas être interprétée comme étant un conseil juridique. Si vous avez besoin de conseils juridiques, c'est avec plaisir que nous discuterons les questions soulevées dans cette communication avec vous, dans le cadre de votre situation particulière.

Pour obtenir la permission de reproduire l’une de nos publications, veuillez communiquer avec Janelle Weed.

© Torys, 2024.

Tous droits réservés.
 

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières nouvelles

Restez à l’affût des nouvelles d’intérêt, des commentaires, des mises à jour et des publications de Torys.

Inscrivez-vous maintenant