Ces dernières années ont vu une hausse spectaculaire des incidents de cybersécurité ainsi que des enquêtes réglementaires et des litiges en résultant. Les organismes de réglementation et les demandeurs demandent régulièrement la production de rapports d’expertise et d’autres documents liés aux enquêtes internes et externes concernant les violations de renseignements personnels et commerciaux, les attaques par rançongiciel et autres incidents de sécurité, testant ainsi les limites du secret professionnel à l’égard de ces documents produits dans ces contextes et ce, des deux côtés de la frontière. À mesure que les entreprises continuent d’élaborer leurs plans d’intervention et à se préparer dans l’éventualité d’un incident, les conseils d’administration et les équipes de direction devraient connaître les dernières tendances transfrontalières remettant en cause la portée du droit au secret professionnel de l’avocat, du privilège relatif aux travaux préparatoires et du privilège relatif au litige dans le cadre d’enquêtes de cybersécurité.
Les incidents de cybersécurité font généralement l’objet d’une enquête dirigée par les conseillers juridiques internes ou externes, puisque la cause et les conséquences de l’incident, ainsi que les mesures d’intervention sont étroitement liées aux risques juridiques et réglementaires encourus par l’organisation. Un privilège est couramment invoqué à l’égard de la correspondance, des rapports et des évaluations d’experts liés aux incidents, car ceux-ci sont préparés à la demande des avocats et créés pour appuyer l’analyse des risques juridiques auxquels l’organisation s’expose. Toutefois, les tribunaux canadiens commencent à mettre à l’épreuve la portée de ces revendications de privilège.
La Cour supérieure de l’Ontario a examiné cette question dans l’affaire Kaplan v. Casino Rama Services Inc., un recours collectif proposé par des employés et clients faisant suite à une cyberattaque contre un casino. Les demandeurs réclamaient la communication d’un rapport d’enquête d’une firme d’experts en cyber sécurité, des communications ainsi que des dossiers de vérification de la sécurité1. Casino Rama a invoqué un privilège à l’égard de ces documents afin de résister à la demande de communication. Le tribunal ne s’est pas prononcé sur la revendication du privilège comme telle, mais s’est plutôt concentré sur la renonciation par l’organisation au privilège et sur la pertinence des documents dont la production était demandée.
En effet, dans un affidavit produit en réponse à la demande d’autorisation d’exercer le recours collectif, Casino Rama s’était appuyée sur le rapport d’enquête et sur des informations recueillies par ses experts externes. La cour ayant conclu qu’il s’agissait là d’une renonciation au privilège, Casino Rama a dû divulguer une partie des documents auxquels elle avait fait référence dans ses procédures au stade de l’autorisation, lesquels étaient pertinents quant à la taille et à la portée du groupe (plutôt qu’à l’égard du bien-fondé du recours au fond)2.
Plus fréquemment, un organisme de réglementation demande un rapport d’expertise concernant un incident de sécurité dans le cadre d’une enquête. En règle générale, les avocats retiennent les services d’experts en cyber sécurité pour enquêter sur les causes et les conséquences de l’incident et leur demandent de produire un rapport à l’égard duquel leurs clients revendiquent un privilège, puisque le rapport sert à appuyer les conseils juridiques fournis aux clients. Cependant, le rapport d’expert contient également des renseignements détaillés se rapportant à l’incident de sécurité.
La commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (CIPVP) a examiné cette question après une cyberattaque visant LifeLabs. En 2019, LifeLabs a informé la CIPVP qu’elle avait subi un incident de sécurité touchant les données personnelles et médicales d’environ 15 millions de clients3. La CIPVP a demandé à LifeLabs de lui communiquer des documents liés à l’incident et à son enquête interne4.LifeLabs a revendiqué le droit au secret professionnel de l’avocat et un privilège relatif au litige à l’égard de divers documents, dont ceux liés à des tests de sécurité et à des communications avec les pirates informatiques menés par ses consultants, ainsi que la correspondance avec des tiers impliqués dans sa défense contre un litige parallèle5.
Or, à moins d’en être expressément autorisés par la loi, les organismes de réglementation canadiens ne peuvent exiger la production de renseignements privilégiés pour décider de la validité d’une revendication de privilège. Par conséquent, un différend en matière de privilège entre une organisation et un organisme de réglementation doit être examiné par les tribunaux ou décidé par l’organisme de réglementation en fonction de la description des dossiers seulement6.
Ainsi, afin de répondre aux objections basées sur le privilège, la CIPVP a demandé la production d’une liste détaillée de documents pertinents décrivant [traduction] « les documents qui existent et le fondement de chaque réclamation »7. Insatisfaite de la réponse de LifeLabs indiquant simplement des catégories générales de documents, la CIPVP a ordonné la production de documents par des tiers, y compris des rapports d’expertise et des analyses internes des changements apportés par LifeLabs en réponse à l’incident8. Le raisonnement de la CIPVP était fondé sur le fait que LifeLabs n’avait pas fourni de preuve pour justifier ses revendications de privilège, plutôt que sur une conclusion précise concernant le caractère privilégié des documents.
Le commissaire a souligné que le fait qu’une partie soit visée par un litige parallèle en lien avec un incident n’est pas suffisant en soit pour justifier que les documents liés aux mesures d’intervention suivants l’incident soient protégées par le privilège relatif au litige9. Il incombait donc à LifeLabs de réfuter la présomption selon laquelle [traduction] « les documents de tiers avaient été nécessairement créés en réponse aux besoins opérationnels de la société en lien avec ses mesures d’intervention »10. De même, selon la CIPVP, le seul fait de communiquer des rapports de tiers détenus par LifeLabs à des conseillers juridiques internes ou externes ne crée pas nécessairement un droit au secret professionnel de l’avocat11. Même si LifeLabs a indiqué qu’elle demanderait une révision judiciaire de cette ordonnance, aucune décision n’a encore été rendue publique.
Le droit en cette matière est relativement plus développé aux États-Unis et comporte plusieurs décisions, dont une récemment rendue dans l’affaire In re Capital One.
Capital One avait une entente de service avec Mandiant, une société bien connue de services-conseils en cybersécurité et en intervention en cas d’incident. Après que Capital One ait subi un incident de cybersécurité, ses conseillers juridiques externes ont retenu les services de Mandiant, dans le cadre de son entente de services existante, pour enquêter sur les facteurs techniques ayant mené à l’incident12. Capital One a invoqué la doctrine du privilège relatif aux travaux préparatoires (semblable au privilège relatif au litige qui existe au Canada) pour refuser de produire ce rapport dans le cadre d’un recours collectif13.
Le tribunal a conclu que ce n’était pas suffisent de convertir une entente de service pré-incident en un mandat de services d’enquête une fois l’incident identifié pour établir un privilège, puisque les services rendus par Mandiant à Capital One étaient les mêmes avant et après l’incident. Autrement dit, les avocats ne pouvaient pas modifier l’entente de services-conseils existante pour les protéger d’une demande de production dans le cadre d’un litige éventuel.
Le tribunal a notamment comparé la relation contractuelle entre Capital One et Mandiant à celle de Mandiant dans le cadre d’une affaire antérieure impliquant Experian14. Dans cette affaire, Experian avait d’abord embauché des conseillers juridiques externes qui ont ensuite retenu les services de Mandiant15. Alors que dans l’affaire Capital One, le rapport d’expertise avait été communiqué à l’interne, dans Experian, Mandiant avait envoyé ses rapports aux conseillers juridiques externes et internes d’Experian seulement et non pas l’équipe d’intervention interne, ce qui a permis à Experian d’affirmer que les rapports avaient été faits en préparation à un litige plutôt que dans le cadre de services-conseils d’affaires16.
Ainsi, alors que le rapport était protégé dans Experian, il a dû être produit dans Capital One, puisque le tribunal n’était pas convaincu qu’il aurait été substantiellement différent si la société n’avait pas fait face à un litige lié à l’incident de sécurité.
Dans une décision plus récente, la cour fédérale de la Pennsylvanie a exigé la production d’un rapport d’expertise dans le cadre d’un litige lié à une violation de données subie par Rutter’s. Le tribunal a conclu que le rapport d’expertise préparé par un tiers avait généralement pour but de déterminer l’existence et la portée de la violation de données – de l’information factuelle qui était pertinente pour les activités de la société, bien avant l’instigation du litige découlant de l’incident17.
Alors que le droit sur cette question est encore en développement en Amérique du Nord, les organisations doivent tenir compte des enjeux liés au privilège dès les premières étapes de l’enquête sur un incident de cybersécurité. Voici quelques pratiques recommandées pour les conseils d’administration, les membres de la direction et les équipes d’intervention :
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