La Cour d’appel du Québec empêche le transfert d’actions jusqu’à ce qu’une décision sur le fond soit rendue dans le cadre d’un recours alléguant l’exercice abusif d’un droit de premier refus
Authors
- Christopher Richter
- Andrew Gray
Eve-Lyne Morin
S
Sophie Brat
Click here for the English version of this bulletin.
Récemment, la Cour d’appel du Québec prononçait une ordonnance d’injonction interlocutoire empêchant le transfert des actions de la société mise en cause Almaviva Santé Canada inc. (la « Société ») et ce, pour valoir jusqu’à ce qu’une décision sur le fond du recours en oppression intentée contre les autres actionnaires de la Société soit rendue1. L'actionnaire majoritaire alléguait l’exercice abusif par un autre actionnaire de son droit de premier refus dans le but de prendre le contrôle de la Société et ce, sans aviser de son intention malgré un engagement pris à cet effet.
Renversant la décision rendue en première instance qui a refusé d’émettre l’injonction interlocutoire,2 le plus haut tribunal de la province a ainsi ouvert la porte à une plus grande utilisation de ces mesures exceptionnelles dans le cadre de conflits entre actionnaires, lesquelles visent à préserver les droits des parties jusqu’au procès sur le fond. La Cour indique par ailleurs que l’utilisation des recours en oppression pour contrer les actions des actionnaires est une question juridique qui nécessite d’être tranchée à l’issue d’un procès.
Ce que vous devez savoir
- Le tribunal émettra une injonction interlocutoire au bénéfice de l’actionnaire majoritaire d’une société afin de préserver le statu quo jusqu’au procès au fond et dempêcher la vente d’un bloc d’actions qui pourrait changer le contrôle de la société, s’il est démontré qu’il existe une assise factuelle suffisante au recours en redressement pour abus du demandeur.
- La Cour d’appel rappelle que le critère de l’« apparence de droit » pour obtenir une injonction est généralement reconnu comme un standard peu exigeant.
- Le transfert de contrôle de la société dans le cours de l’instance est de nature à poser un préjudice irréparable à l’actionnaire majoritaire puisque l’acheteur serait alors en mesure de prendre des décisions ou de poser des gestes irrémédiables à son détriment. Le préjudice que pourrait ainsi subir le demandeur est plus important que le préjudice qui pourrait être causé aux autres parties en raison du retard dans la transaction envisagée.
- Selon la Cour d’appel, la détermination du caractère oppressif de la conduite d’un actionnaire envers un autre est une question de droit qui doit être tranchée au fond et seulement à la lumière d’une preuve complète. Dans l’éventualité où le juge du fond en viendrait à la conclusion que le geste constitue un acte oppressif, la loi prévoit l’octroi de dommages ainsi qu’une panoplie d’autres remèdes, incluant l’exécution en nature des droits d’achat d’actions.
- Les parties qui envisagent une transaction visant la vente d’actions d'une société privée, en particulier lorsque le contrôle de celle-ci peut être transféré, doivent tenir compte des risques liés au non-respect des conventions entre actionnaires.
Contexte
La Société de gestion Infomédic inc. (ci-après « Infomédic ») a déposé une demande visant l’émission d’une injonction interlocutoire pour empêcher la vente d’un bloc d’actions de la Société et le transfert du contrôle de la Société en résultant, jusqu’au procès de sa demande en oppression. Infomédic souhaitait exercer son droit de procéder à l’achat des actions des vendeurs au prorata de sa participation et ce, en vertu du droit de premier refus (« DPR ») prévu à la convention d’actionnaires, mais uniquement dans l’éventualité où un tel achat deviendrait nécessaire afin de conserver le contrôle de la Société. Selon Infomédic, un autre actionnaire de la Société aurait exercé son DPR de manière abusive sans informer Infomédic de son intention malgré l’engagement pris à cet effet et ce, afin de prendre le contrôle de la Société.
Infomédic était l’actionnaire majoritaire de la Société, avec quatre des sept administrateurs en vertu de la convention entre actionnaires, malgré le fait qu’elle ne détenait que 24% des actions votantes. Almaviva Santé SAS (ci-après « SAS ») détenait pour sa part 33% des actions votantes, la Fiducie des employés et partenaires Almaviva 17%, et certains autres actionnaires (les « Vendeurs ») 25%.
Le 8 janvier 2020, un concurrent, Kensington Capital Partners, offre d’acheter les actions des Vendeurs. Selon la convention entre actionnaires, l’actionnaire recevant une offre d’achat doit en aviser les autres actionnaires, lesquels disposent alors d’un délai de trente (30) jours pour exercer leur DPR au prorata des actions en vente aux mêmes termes et conditions prévus dans l’offre d’achat. Dans l’éventualité où seuls certains des actionnaires exerceraient leur DPR, la convention autorise ceux-ci à acquérir, au prorata de leur participation, l’ensemble des autres actions mises en vente sur lesquelles une option d’achat n’aurait pas été exercée.
Le 13 janvier 2020, un avis des Vendeurs est envoyé à tous les actionnaires. Infomédic demande alors à SAS si elle entend exercer son DPR et cette dernière s’engage à la tenir informée de sa décision. À l’approche du délai de trente (30) jours pour l’exercice du DPR, SAS annule une réunion planifiée avec Infomédic et évite toute communication avec celle-ci. Selon la Cour, les échanges de courriels déposés en preuve laissent croire qu’elle ne souhaite pas s’entretenir avec Infomédic au sujet de ses intentions.
Le 11 février 2020, Infomédic communique son intention de se prévaloir de son DPR uniquement dans l’éventualité où SAS en ferait de même.
Le 12 février 2020, SAS exerce son DPR sans avertir Infomédic qui ne l’apprendra qu’après l’échéance du délai. Les Vendeurs acceptent la notification de SAS comme étant le seul exercice valide du DPR et invite SAS à acquérir l’ensemble des actions mises en vente
Infomédic a introduit un recours en oppression en vertu des dispositions de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (ci-après, la « L.c.s.a. ») dans lequel elle demande d’être déclarée en droit d’acquérir la totalité des actions mises en vente. Par la même procédure, elle requiert qu’une injonction interlocutoire en vertu de l’article 241 L.c.s.a. soit rendue afin de surseoir la vente des actions et ce, jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue sur le fond du litige.
Limitant son analyse au critère de l'appearance de droit, la juge de première instance rejette la demande d’injonction interlocutoire d’Infomédic. En plus d’écarter les arguments d’Infomédic eu égard au caractère invalide de l’offre de SAS, le tribunal conclut que même si on devait trouver après le procès, que SAS avait commis un geste oppressif au sens de la L.c.s.a. en ne respectant pas son engagement d’informer Infomédic de ses intentions, cela ne saurait servir de fondement pour bloquer la vente des actions alors que le seul recours disponible serait un recours en dommages.
Analyse
Dans sa décision, la Cour d’appel a considéré le test des demandes pour injonction interlocutoire dans le contexte d’un recours en oppression et a examiné l’application de ce recours au-delà des actes de la Société ou de ses gestionnaires afin d’analyser les gestes des actionnaires et leurs impacts sur les autres actionnaires de la Société.
Tout d’abord, la Cour d’appel note que l’injonction interlocutoire est une mesure de sauvegarde visant à protéger les droits du demandeur pendant l’instance. Les critères d’analyse applicables dans le cadre d’une demande visant l’émission d’une injonction interlocutoire sont les mêmes sous le régime de la L.c.s.a. que ceux utilisés en droit civil.
Le demandeur doit ainsi établir (1) qu’il paraît avoir droit au remède qu’il recherche et (2) que, sans l’injonction interlocutoire demandée, un préjudice sérieux lui sera causé ou un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace sera créé. Au surplus, référant au critère de la « balance des inconvénients », la Cour rappelle que le préjudice que pourrait subir l’autre partie si la demande est accordée doit également être évalué.
Analysant par la suite le jugement rendu en première instance, la Cour d’appel indique que la juge de première instance n’a pas su respecter les limites de son rôle en procédant à une analyse détaillée de la validité des offres formulées par SAS et Infomédic. En effet, son analyse aurait dû se limiter à examiner les arguments présentés par Infomédic et déterminer s’ils soulevaient une « apparence de droit ».
La Cour d’appel rappelle que ce premier critère est généralement considéré comme peu exigeant – il suffit que la question à trancher ou la position mise de l’avant par le demandeur ne soit ni frivole ni vexatoire. La Cour confirme sa jurisprudence récente à l’effet qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable de procéder à un examen du bien-fondé de la demande, sauf en cas de circonstances exceptionnelles3. En effet, il convient de garder à l’esprit que, peu importe le sort accordé à une demande d’injonction au stade interlocutoire, le dossier se poursuivra et sera entendu au mérite par le juge du fond qui seul pourra ultimement déterminer les droits respectifs des parties. La Cour d’appel met ainsi l’accent sur le caractère préliminaire de la demande d’injonction interlocutoire.
À la lumière des arguments mis de l’avant par Infomédic en première instance, la Cour d’appel est d’avis que la juge de première instance a erré en concluant à l’absence d'« apparence de droit ». Limitant son analyse à la question du défaut de SAS de prévenir Infomédic de son intention de se prévaloir de son DPR, la Cour indique qu’il existait une assise factuelle au soutien des allégations d’Infomédic eu égard au caractère oppressif de la conduite de SAS dans l’exercice de son DPR. La détermination du caractère oppressif de l’acte d’un actionnaire à l’endroit d’un autre actionnaire est une question de droit qui justifie un procès et l’évaluation d’une preuve complète, laquelle relève du rôle du juge du fond. À cet égard, la Cour note que la position d’Infomédic est appuyée par le jugement de la Cour de justice de l’Ontario (division générale) dans GATX Corp. v. Hawker Siddeley Canada Inc., une décision sur le mérite d’un recours en oppression dans laquelle il a été conclu que l’offrant avait structuré son offre pour circonvenir aux termes du DPR4.
La Cour est également en désaccord avec la position de la juge de première instance voulant que le seul remède disponible à Infomédic soit l’octroi de dommages. En effet, dans l’éventualité où le juge du fond en viendrait à la conclusion que la conduite de SAS était oppressive, la L.c.s.a. prévoit une panoplie de remèdes en plus de l’octroi de dommages.
Quant au second critère, la Cour estime que la prise de contrôle de la Société par SAS dans le cours de l’instance est de nature à poser un préjudice irréparable à Infomédic alors que SAS sera en mesure de prendre des décisions irréversibles ou de poser des gestes irrémédiables au détriment d’Infomédic.
Quant à la « balance des inconvénients », bien que la Cour reconnaisse que l’octroi de l’injonction demandée retardera la vente des actions et sera de nature à préjudicier les Vendeurs, elle est néanmoins d’avis que le préjudice susceptible d’être causé à SAS ne devrait pas être qualifié de sérieux. Alors que le préjudice causé aux Vendeurs par un retard dans la vente de leurs actions pourrait être compensé par des dommages-intérêts, le préjudice potentiel d'Infomédic - la perte de contrôle – justifie le prononcé d’une ordonnance d’injonction interlocutoire bien que cette mesure puisse être qualifiée d’extraordinaire.
Conclusion
La Cour d’appel rappelle dans Société de gestion Infomédic inc. c. Almaviva Santé(« Almaviva ») que les droits des actionnaires minoritaires d’une société de recourir aux recours en oppression risqueraient souvent de s’avérer inefficaces s’il n’était pas possible de préserver le status quo pendant le déroulement du litige. Les ordonnances de la nature d’injonctions interlocutoires visent précisément à éviter qu’un état de fait qui rendrait sans objet le débat au fond soit créé. Bien que chaque affaire soit tributaire de ses faits particuliers, la décision rendue Almaviva servira certainement d’assise solide aux actionnaires minoritaires recherchant l’émission d’une ordonnance interlocutoire en marge de leurs recours en oppression.
Pour les sociétés et leurs autres actionnaires, l’ouverture de la Cour d’appel aux injonctions interlocutoires risque de prolonger l’incertitude inhérente aux situations de conflits entre actionnaires. Dans cette affaire, l’émission de l’ordonnance d’injonction interlocutoire visait précisément à préserver les droits d’Infomédic relativement au contrôle de la Société et ce, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond à l’issue de plusieurs mois de procédures préliminaires. Il est loin d’être certain que les parties seraient encore ouvertes à payer le prix convenu et à conclure la transaction envisagée une fois les procédures judiciaires complétées. Toute partie à une vente d’actions devrait ainsi considérer la possibilité qu’une demande d’injonction interlocutoire puisse être déposée et possiblement perdurer jusqu’à ce que le caractère oppressif de la conduite des actionnaires à l’endroit des autres actionnaires soit déterminé à l’issue d’un procès. Il est encore plus important pour les parties à une telle transaction de respecter les attentes raisonnables de participants pouvant détenir un DPR en vertu d'une convention entre actionnaires ou des dispositions de la L.c.s.a. En effet, le non-respect des termes d’une convention entre actionnaires peut exposer les vendeurs et les acheteurs potentiels aux risques d’un recours en oppression et à des mesures extraordinaires.
_________________________
1 Société de gestion Infomédic inc. c. Almaviva Santé, 2021 QCCA 733 (disponible en français seulement)
2 Société de gestion Infomédic inc. c. Almaviva Santé, 2020 QCCS 2733 (disponible en français seulement)
3 Ville de Montréal c. Constructions Fédérales inc., 2020 QCCA 650; Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063 (disponibles en français seulement)
4 1996 CanLII 8286, 27 B.L.R.(2d) 251, Blair J., cité avec approbation par la Cour suprême du Canada dans BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69.