La Cour supérieure du Québec émet une première ordonnance de dévolution inversée à la suite d’une audience contestée
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L’Arrangement de Nemaska Lithium Inc. est la première ordonnance de dévolution inversée (ODI) accordée en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) à la suite d’une audience contestée1. Dans des motifs concluants, la Cour s’est prononcée en faveur des ODIs à titre de solution innovante et créative aux problèmes économiques contemporains complexes permettant d’atteindre les objectifs de la LACC au profit de toutes les parties prenantes.
Ce que vous devez savoir
- Cette décision offre une plus grande certitude et des lignes directrices pour les compagnies et soumissionnaires qui envisagent de recourir à des ODIs en vertu de la LACC pour réaliser une transaction de restructuration.
- Les ODIs constituent une alternative innovante comparativement aux ordonnances de dévolution conventionnelles et assurent la continuité des compagnies qui ont besoin d’un redressement de la part des créanciers.
- Contrairement à une ordonnance de dévolution traditionnelle (dans laquelle les actifs d’une compagnie sont transférés à l’acheteur et ses dettes demeurent), une ODI permet à ce que les actifs de la compagnie restent là où ils se trouvent—ce sont plutôt les dettes de la compagnie qui sont transmises à une « société résiduelle ».
- Les ODIs permettent à l’entité corporative de continuer son existence entre les mains d’un nouvel acquéreur par l’entremise de transactions de capital-actions, préservant ainsi les droits acquis comme des permis, licences et autorisations et permettant aux employés de demeurer là où ils sont, tout en délestant certains des actifs et des dettes non voulus par l’acquéreur à la société résiduelle nouvellement constituée (les produits de la vente sont également transmis à cette entité pour être distribués aux créanciers, que ce soit en vertu d’un plan d’arrangement ou d’une faillite qui s’ensuit).
- Ce mécanisme offre plusieurs avantages aux compagnies en difficulté dans des industries comme l’industrie minière, qui ont des activités, des contrats et des actifs dont le transfert est complexe—y compris des permis, des autorisations et des ententes avec des peuples autochtones—et qui ont des actifs fiscaux attrayants ou d’autres attributs qui pourraient se perdre dans le cadre d’une vente d’actifs.
- Plusieurs ODIs ont été émises en vertu de la LACC récemment, mais cette décision représente la première fois que la Cour a rendu une ODI après avoir entendu plusieurs objections de la part des parties prenantes affectées.
La Cour supérieure du Québec rejette les arguments contre les ODIs
La Cour supérieure du Québec a rendu l’ODI et approuvé la transaction proposée par Nemaska Lithium Inc. (la compagnie) après un processus de vente ou de sollicitation d’investisseurs (SISP) approuvé par la Cour. Dans les motifs accompagnant l’ODI, le juge Louis J. Gouin de la Chambre commerciale a souligné la flexibilité et la discrétion dont dispose le tribunal en vertu de la LACC pour traiter de situations complexes. Cela comprend la possibilité de recourir à des mécanismes innovateurs et créatifs comme l’ODI proposée afin de préserver la continuité de la compagnie d’une manière efficace qui profite autant que possible aux parties prenantes. Le juge a souligné que les alternatives à la transaction proposée, notamment la faillite, avaient le potentiel d’être catastrophiques pour toutes les parties prenantes.
Les procédures d’arrangement relatif à Nemaska sous l’égide de la LACC
Nemaska Lithium développe des dépôts de lithium dans la région de la Baie James au Québec, ainsi qu’une usine pour transformer le produit extrait en hydroxyde de lithium de haute pureté au moyen d’une technologie brevetée. Après avoir tenté de trouver un nouvel investisseur au moyen d’un arrangement en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, la compagnie s’est placée sous la protection de la LACC au mois de décembre 2019 et a entamé le SISP. La soumission gagnante à la conclusion du SISP était sous la forme d’une offre fondée sur la valeur des créances du créancier garanti principal de Nemaska (Orion)2 avec Investissement Québec (IQ) et le Groupe Pallinghurst (PG).
En vertu de la transaction proposée et de l’ODI, IQ et PG (les promoteurs) deviendraient propriétaires de l’entreprise et des actifs de Nemaska Lithium, dont la mine, libres de toutes charges. La plupart des employés de l’entreprise resteraient en place, et l’entente négociée avec les peuples autochtones près de la mine (la nation crie de Nemaska) continuerait également. Les promoteurs investiraient jusqu’à 600 000 000$ dans l’entreprise. À la conclusion de la transaction, les promoteurs deviendraient actionnaires de Nemaska Lithium, ce qui permettrait de mettre fin aux procédures en vertu de la LACC, et prendraient en charge 146 500 000$ de dettes, y compris le paiement de la créance garantie d’Orion. Certains actifs et certaines dettes seraient exclues de l’ODI. Les actifs et dettes exclus seraient transférée à de nouvelles entités corporatives (New ParentCo et ResidualCo) qui seraient assujetties aux procédures en vertu de la LACC, et certains produits de la vente seraient disponibles pour être distribués aux autres créanciers en vertu d’un plan d’arrangement à être approuvé par ces créanciers3. Puisque Nemaska Lithium est une compagnie publique, les actionnaires actuels deviendraient actionnaires de New ParentCo par l’entremise d’un échange d’actions approuvé par le tribunal (c.à.d. pour faciliter l’acquisition par les promoteurs de tout le capital-actions de Nemaska Lithium).
Oppositions à l’ODI
Victor Cantore, un ex-consultant ou employé de la compagnie, s’est opposé à l’ODI. M. Cantore prétend avoir une réclamation contre la compagnie fondée sur une entente avec cette dernière, selon laquelle la compagnie acceptait de lui payer une royauté sur le rendement net de la fonderie (Net Smelter Return) à titre de contrepartie pour les droits miniers qu’il avait transmis à la compagnie en 2009. M. Cantore a fait valoir que sa réclamation était de la nature d’un droit réel (l’équivalent en droit civil d’un droit in rem) et non pas seulement un droit personnel non garanti, mais ce litige a été remis à un stade ultérieur du processus. Nonobstant cela, M. Cantore s’est opposé en principe à ce que l’ODI soit rendue au motif qu’une telle ordonnance ne figure pas parmi les pouvoirs du tribunal en vertu de la LACC.
Entre autres, M. Cantore a soumis que les pouvoirs du tribunal d’émettre des ordonnances de dévolution ne concernent que la vente ou disposition des actifs. Puisque les actifs demeurent avec la compagnie dans le cadre d’une ODI, mais sont purgés de toutes charges (qui sont « dévolues » à la société résiduelle), il n’y a ni vente ni disposition. M. Cantore s’est également opposé à ce que l’ODI soit rendue en dehors de et avant qu’un plan d’arrangement ne soit présenté aux créanciers, ce qui les prive de l’opportunité de voter sur la transaction approuvée dans le cadre de l’ODI. M. Cantore a aussi fait valoir que la LACC ne peut s’appliquer à la nouvelle entité résiduelle à laquelle les actifs et les dettes exclus seront transférés.
Motifs de la Cour supérieure du Québec approuvant l’ODI
Le juge Gouin décrit d’abord la mécanique de la transaction proposée et la preuve présentée à cet égard, dont il dit qu’elle l’a convaincu qu’une ODI peut servir un but légitime et profiter à toutes les parties. Il caractérise l’ordonnance SISP comme le fond de toile ou la pierre angulaire de la transaction proposée et de l’ODI, que le tribunal doit soit accepter ou rejeter (n’ayant pas le pouvoir de les modifier).
Le juge réfère à la décision 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10 de la Cour suprême, qui décrit la nature évolutive des procédures sous la LACC et le rôle du juge superviseur, pour appuyer le fondement juridique de l’ODI en vertu de l’article 36 de la LACC. Il souligne que l’objectif de la LACC est de sauver les entreprises en activité au profit de toutes les parties prenantes, et que le juge superviseur jouit d’une position privilégiée lorsqu’il s’agit d’évaluer et de mettre en équilibre les intérêts et objectifs en jeu. Il souligne également l’exigence que les parties agissent de bonne foi et avec diligence dans les procédures, et le pouvoir du tribunal en vertu de l’article 11 de la LACC de rendre toute ordonnance qu’il considère indiquée dans les circonstances, avec pour seule réserve les restrictions prévues à la LACC. Le juge conclut que les problèmes économiques contemporains nécessitent des solutions innovatrices qui devraient être approuvées par le tribunal si elles permettent d’atteindre les objectifs de la LACC au bénéfice de tous.
Le juge se fie en grande partie sur le témoignage et le rapport du contrôleur nommé par le tribunal afin de conclure que la compagnie a agi de bonne foi et avec diligence, et que la transaction proposée et l’ODI est la meilleure alternative, qu’elle offre des avantages aux parties prenantes et est indiquée dans les circonstances.
Les alternatives seraient : 1) qu’Orion réalise sa garantie, après avoir été patiente pendant plusieurs mois; 2) suspendre l’entreprise afin de tenter un autre SISP dans plusieurs mois à grands frais dans un marché ayant déjà été évalué comme étant très incertain et risqué; ou 3) la faillite, un résultat catastrophique pour tous, y compris M. Cantore, les employés, les créanciers, les fournisseurs, la nation crie et l’économie de la région affectée. Les critères du paragraphe 36(3) de la LACC ayant été satisfaits et les avantages de la transaction proposée étant évidents, le tribunal estime qu’il doit donc exercer sa discrétion et approuver la solution créative et innovatrice présentée. Le juge fait remarquer que M. Cantore a affirmé qu’il ne s’opposerait pas à l’ODI si sa propre réclamation de droit réel avait été réglée à sa satisfaction, ce qui démontre selon lui que les arguments de M. Cantore ne sont pas légitimes.
Néanmoins, le juge discute, et rejette, certains des arguments de M. Cantore. Il conclut que le paragraphe 36(1) de la LACC lui donne le pouvoir de rendre une ODI même si l’ODI va au-delà d’une disposition d’actifs. Dans les circonstances, une ODI permettait d’obtenir un meilleur résultat pour les créanciers encourageant les promoteurs d’effectuer des concessions qui permettraient une meilleure distribution aux créanciers. De plus, en vertu du paragraphe 36(6) de la LACC, une ODI peut « purger » les droits réels (transmettre la compagnie aux acquéreurs libre de tout droit réel, charge ou sûreté sur les actifs), faute de quoi les détenteurs de droits réels auraient un droit de véto sur de telles transactions.
Le tribunal conclut également que la transaction proposée et l’ODI sont permises, même si cela veut dire que la compagnie émerge de la protection de la LACC en dehors des limites d’un plan d’arrangement. La Cour doit considérer le portrait global plutôt que de chercher le fondement juridique pour chaque étape de la transaction. Cette dernière approche limiterait sévèrement la gamme de solutions innovantes permettant de traiter de situations commerciales et sociales de plus en plus complexes.
Les créanciers n’ont pas à voter sur une demande en vertu de l’article 36 LACC. De telles ordonnances ne sont assujetties qu’à l’approbation du tribunal et le paragraphe 36(6) de la LACC prévoit son propre lot de critères. Il ne s’agit pas d’un plan d’arrangement nécessitant un vote des créanciers, qui se tiendra à une étape ultérieure (probablement après l’accomplissement des étapes prévues à la transaction proposée par les soumissionnaires gagnants). Le tribunal conclut également que la transaction proposée est conforme à l’ordonnance SISP, même s’il s’agit d’une transaction hybride. Le contrôleur et la compagnie disposent de la marge de manœuvre nécessaire pour considérer des offres appropriées, sous réserve de l’approbation du tribunal. Une telle approbation n’a pas à être obtenue à chaque étape du SISP, et il est préférable dans les circonstances qu’elle soit obtenue à l’étape de l’approbation de la transaction et de l’ODI. Le tribunal estime également qu’il n’y a pas lieu de s’interroger sur le moment auquel New ParentCo et ResidualCo se verraient accorder la protection de la LACC.
M. Cantore et un autre créancier ont demandé que la question de la quittance proposée des administrateurs et dirigeants soit remise à l’audience de l’approbation du plan. Le juge refuse cela au motif que la quittance faisait partie de la transaction proposée négociée avec les promoteurs et que l’exception pour les demandes exclues en vertu du paragraphe 5.1(2) de la LACC protège les actionnaires. Par ailleurs, le juge conclut que le transfert conditionnel des actifs et dettes exclus, y compris l’entente avec M. Cantore et la royauté, à New ParentCo était permis puisqu’il fait partie de la transaction globale et M. Cantore ne détient pas de véto. Le tribunal a refusé de remettre en question les raisons commerciales qui auraient amené les promoteurs à exclure certaines réclamations garanties ou droits réels de leur offre pour en inclure d’autres. De toute façon, la demande de M. Cantore sera traitée à une étape ultérieure, ce qui protège ses droits.
Le tribunal a approuvé la transaction et l’ODI avec dépens, suivant le projet présenté par la compagnie. Le tribunal estimait qu’il était urgent de le faire afin d’éviter des délais additionnels aux promoteurs. Tout autre délai causerait également préjudice à la compagnie, ses employés et fournisseurs, ses créanciers, la nation crie (une partie prenante importante) et les régions affectées. Pour ces motifs, l’ODI a été rendue exécutoire nonobstant appel (c.à.d. l’exécution provisoire a été accordée) et sans qu’il soit nécessaire de fournir une garantie quelconque.
Conclusion
L’approbation d’une première ODI au Canada à la suite d’une audience contestée représente une avancée importante dans l’utilisation de ce mécanisme innovant. Les motifs du juge Gouin témoignent d’un fort appui pour la valeur de ce nouvel outil, qui procure davantage d’options aux compagnies insolvables. Les compagnies, acquéreurs et parties prenantes devraient tirer plusieurs avantages de cette nouvelle flexibilité.
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1 L’ordonnance de dévolution inversée et les motifs au soutien du jugement ont été rendus le 15 octobre 2020 par le juge Louis J. Gouin de la Cour supérieure du Québec (Chambre commerciale) dans le dossier no. 500-11-057716-199. Cette décision n’est pas finale à la date de rédaction du présent bulletin puisque le délai d’appel n’est pas expiré.
2 Torys représentait Orion.
3 Ceci représente une simplification des transactions multi-étapes envisagées par l’ODI telle que rendue par la Cour.